La dynastie Ôe

Né le 31 janvier 1935, Kenzaburô Ôe est mort le 3 mars 2023 ; la nouvelle n’a cependant été annoncée par sa famille que le 13 mars, après la tenue de funérailles privées. L’écrivain Michaël Ferrier rend hommage au romancier japonais, à son œuvre variée et complexe où poétique et politique n’étaient jamais séparées.

La scène se passe le 16 mars 2012 à Paris, au domicile d’Antoine Gallimard : le Japon est l’invité d’honneur du Salon du Livre et, pour célébrer l’événement, le directeur de la prestigieuse maison a invité une dizaine d’amis français et japonais à dîner autour d’Ôe Kenzaburô. L’ambiance est joyeuse. Ôe est en pleine forme, heureux de retrouver la France après les fâcheries passées : en 1995, au moment de la reprise des essais nucléaires français en Polynésie, il avait écrit une lettre de protestation au président Chirac et refusé une invitation à un colloque en France. Fidèle à ses principes, il attendra encore sept ans avant d’accepter la Légion d’Honneur. Les hommages – évidemment mérités – qui montent de toutes parts aujourd’hui ne doivent pas faire oublier cette réalité parfois rugueuse : Ôe n’était pas consensuel, son sens de la provocation n’était pas une posture comme on en trouve aujourd’hui si souvent dans les médias (et chez certains écrivains contemporains), son intransigeance n’était pas feinte. En 1994, dans la foulée du prix Nobel, il avait déjà refusé l’Ordre du Mérite culturel du Japon décerné chaque année par l’Empereur dans la Salle des pins du Palais impérial, parce qu’il plaçait les valeurs de la démocratie avant l’autorité du système impérial. Comme il l’expliquait alors dans une interview au New York Times (interrompue par l’arrivée d’un policier venant le prévenir d’une manifestation de l’extrême-droite devant sa maison !) : « C’est une chose simple mais très importante ».

La dynastie Ôe : hommage à Kenzaburô Ôe (1935-2023)

Kenzaburô Ôe (2012) © CC3.0/Thesupermat/WikiCommons

À la fin de la soirée, la conversation s’oriente sur la littérature française contemporaine. Je demande à Ôe qui sont aujourd’hui pour lui les écrivains français les plus importants. Sa réponse est immédiate : « Milan Kundera et Patrick Chamoiseau ». Milan Kundera, écrivain morave et citoyen français, romancier à la dégaine de boxeur, auteur multilingue, commentateur avisé de la littérature mondiale (Rabelais, Cervantes, Sterne, Tolstoï, Kafka…), défenseur de la dissidence politique et de la liberté de pensée. Patrick Chamoiseau, natif de la Martinique à l’écoute du monde entier, préoccupé des injustices et attentif à tisser – ou à retrouver – la relation qui existe entre les imaginaires, les langues et les cultures, dans une écriture inventive et chatoyante. Kundera, Chamoiseau : en citant ces deux noms, ce n’est pas seulement à une certaine idée de la France – ouverte, généreuse, brillante et élégante – qu’Ôe se rattache sans hésiter, c’est aussi un vivier de directions passionnantes qu’il nous indique pour commencer à comprendre son œuvre.

Cette comparaison nous permet en effet d’abord d’insister sur le lien jamais démenti chez lui entre le poétique et le politique, et notamment l’importance essentielle des zones dites « périphériques », Moravies et Créolies de tous bords, politiquement et culturellement marginales par rapport aux grandes nations dites « centrales », mais essentielles pour penser le monde actuel : Ôe dira souvent qu’il écrit sur l’universel à partir de son village natal, Ose-mura, isolé dans les forêts de Shikoku, et ne figurant plus aujourd’hui sur aucune carte du Japon ! Si cette œuvre est splendide, c’est d’abord par « son cheminement au côté des faibles, des marginaux, des fous, des oubliés du mythe de la prospérité et de l’urbanisation », comme le résume excellemment Antonin Bechler dans sa thèse, que l’on peut lire en ligne.

Littérairement, le choix de deux romanciers connus pour réfléchir en tant qu’essayistes sur leur pratique d’écriture (Kundera, L’art du roman, Chamoiseau, Écrire la parole de nuit) met l’accent sur le rôle fondamental du roman, conçu non pas comme une exploitation habile mais comme une exploration innovante : chez ces trois écrivains, le roman, genre commercial par excellence, peut s’éloigner des conventions classiques pour exprimer, par le travail sur la langue et les techniques narratives, le monde et sa pluralité. Dès les années 1930, le chercheur russe Mikhail Bakhtine – matrice théorique d’Ôe comme de Kundera – avait forgé un concept précieux pour penser le roman moderne : la polyphonie, « la multiplicité des points de vue qui, seule, peut faire écho à la complexité du réel » (L’art du roman).

Enfin, pour ces trois auteurs, les « affaires personnelles » (histoires d’amour, tourments individuels, problèmes familiaux…) sont toujours reliées aux problèmes de l’organisation sociale, de la violence politique et de l’état du monde. Ôe affirme ainsi que la littérature, comme le monde, est un écosystème multilingue, tissu de relations complexes, « magnifique précipité de cultures, de langues, de phénotypes, de rencontres historiques, d’héroïsmes, de résistances et de courages » (ainsi Chamoiseau décrit-il les territoires « d’outre-mer » dans Le Monde), chaque œuvre étant, à l’intérieur de son univers culturel propre, riche de plusieurs terres, de plusieurs langues, de plusieurs histoires, et qui lui confèrent par là-même ce pouvoir d’interpellation que nous appelons « littérature ».

La dynastie Ôe : hommage à Kenzaburô Ôe (1935-2023)

L’œuvre d’Ôe est variée et complexe, parfois même contradictoire, mais les deux noms qu’il cite pour ce compagnonnage amical résument bien ses grandes lignes. De nombreuses pistes restent cependant à explorer pour étudier cette œuvre d’autant plus retorse qu’elle a sans cesse été reprise et réécrite depuis les années 1980 avec le retour de personnages (ou de leurs descendants) d’un livre à l’autre : son rapport aux autres arts par exemple (musique, cinéma…), ses relations avec l’ethnologie et l’anthropologie japonaises, son évolution – voire ses circonvolutions – dans l’articulation de son combat politique et de ses principes esthétiques, la grande palette de ses rires, car Ôe est aussi un grand auteur comique… Il reste aussi à traduire en français de nombreux textes, notamment Chugaeri (Saut périlleux), qu’il considérait comme son œuvre la plus importante. On se réjouit donc de savoir qu’une « Collection Ôe Kenzaburô » est en cours de constitution à l’université de Tokyo, une base de recherche qui stockera plusieurs milliers de pages manuscrites et les mettra à la disposition des chercheurs au Japon et à l’étranger.

Ôe est aujourd’hui parfois considéré comme le plus grand écrivain du Japon d’après-guerre. Tout comme Mishima avait appelé les 50 années entre le premier texte de Tanizaki et sa mort « l’ère Tanizaki » (1910-1965), le critique littéraire Koyano Atsushi décrit la période postérieure à 1958 comme « la dynastie Ôe » (1). Mais si ce constat est vrai, il me semble que c’est parce qu’au-delà du large éventail de sujets qu’elle brasse (la démocratie entendue comme « une révolution permanente », le pacifisme, la lutte contre les armes nucléaires, les luttes mémorielles pour les esclaves sexuelles coréennes ou contre les manuels d’histoire révisionnistes…), elle s’appuie sur un courage politique constant et quelques principes simples, mais partout fragilisés, qu’il importe de rappeler aujourd’hui : le commerce et la prospérité économique ne suffisent pas, il faut écouter la parole des victimes, le réalisme politique ne justifie pas tout. Leçons plus que jamais salutaires aujourd’hui, en France comme au Japon !

Une autre scène pour finir, qui fait écho à celle du début. Cette fois, nous sommes à Tokyo, le 12 novembre 2012, dans un izakaya près de l’Institut franco-japonais. La discussion du printemps précédent a porté ses fruits et une rencontre a été organisée entre Chamoiseau et Ôe, animée par le jeune et brillant Horie Toshiyuki (2), dans une grande libraire japonaise qui a fait salle comble. Après le débat, c’est le temps des réjouissances : j’ai rarement vu Ôe aussi ouvert, entouré d’amis et d’admirateurs, parlant avec jubilation de Céline, de Fukushima, des chansons françaises et de créolisation, proposant la création d’une « amicale des écrivains buveurs de saké », proposition aussitôt adoptée à l’unanimité. Drôle et désespéré, farouchement solitaire, Ôe savait aussi fédérer ce genre de moment.

La dynastie Ôe : hommage à Kenzaburô Ôe (1935-2023)

Patrick Chamoiseau, Michaël Ferrier, Ôe Kenzaburô et Horie Toshiyuki à Tokyo (12 novembre 2012) © D. R.

Bien des années plus tard, je lirai de lui ces quelques lignes qui me rappellent toujours ce moment précis et me semblent le résumer parfaitement – car c’est à lui, qui savait si bien les trouver, qu’il faut maintenant laisser les derniers mots : « De temps en temps il m’arrive de rencontrer des gens qui me ressemblent. Qui ont pu atteindre une certaine réussite sociale mais l’ont fait sans se couler dans le rôle du père par exemple, ou sans se plier au système universitaire, qui ont seulement vécu comme ils en avaient envie, qui ont appris en choisissant leur professeur, qui se sont mariés avec une femme qu’ils aimaient, qui ont ainsi vécu et travaillé librement comme ils l’entendaient. Il leur reste généralement quelque chose d’enfantin, ce sont des gens qui ne deviennent pas totalement adultes. Ils veulent vivre sans se soucier d’avoir ou non du pouvoir, ils ne veulent pas même avoir le pouvoir du père. J’aime ce genre de personnes. »


Michaël Ferrier est écrivain et professeur à l’unviersité Chuo de Tokyo. Dernier livre paru : Ce qui nous arrive (avec Camille Amoun, Makenzy Orcel, Ersi Sotiropoulos et Fawzi Zebian), Inculte, 2022.
  1. Koyano Atsushi, Etô Jun et Ôe Kenzaburo, Sengo nihon no seiji to bungaku, [Politique et littérature dans le Japon d’après-guerre], Tokyo, Chikuma Shobô, 2015, p. 14-16.
  2. Voir Le Pavé de l’ours (2000) et Le Marais des neiges (2003), traduits par Anne Bayard-Sakai et publiés chez Gallimard en 2006 et 2012.
  3. Kenzaburô Ôe, L’écrivain par lui-même, p. 240-241.

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