La blancheur du deuil et de l’empire des sens

Notre hors-série de l'été : le blancLinda Lê montre régulièrement dans EaN sa manière de lire les œuvres, les écrivains. Comme ici avec Junichiro Tanizaki et Yasunari Kawabata, entre blancheur et obscurité.

Si en Asie le blanc symbolise, comme en Occident, la pureté, il est aussi l’inquiétante couleur du deuil. Les spectres portant des masques blancs dans les nô de Zeami errent dans la « lande des mortifications ». Sei Shônagon classe les images de la neige parmi les choses qui éveillent la mélancolie. Tanizaki loue la vacillante clarté, « faite de lumière extérieure d’apparence incertaine » : de la clarté, l’œil se lasse, le blanc ne recèle pas autant de mystère que la nuit, la pénombre « vaut tous les ornements du monde ». À la blancheur de l’extrême clarté, l’auteur de l’Éloge de l’ombre préfère la pâle lueur dorée, dont la beauté se révèle « plus poignante ». La lumière est pauvre, dit-il, il n’éprouve aucune répulsion à l’égard de ce qui est obscur. Et de rappeler la répulsion qu’éprouvaient les Blancs envers les hommes de couleur : « Au temps de la guerre de Sécession, à l’heure où les persécutions contre les Noirs touchaient au paroxysme, la haine et le mépris des Blancs ne se limitaient pas aux seuls Noirs, mais s’étendaient aux métis de Noirs et de Blancs, aux métis de métis, aux métis de Blancs et de métis, et ainsi de suite. […] Leur œil exercé repérait la moindre nuance de couleur cachée dans la peau la plus blanche, chez des gens qui, à première vue, ne différaient en rien du Blanc de pure race ». Quant à ceux de race jaune (dont un voile ternit la peau, selon l’expression de Tanizaki), ils nouent des relations avec l’ombre, les couleurs atténuées et les ambiances obscures.

Les écrivains autour du blanc : une étude de Linda Lê

Portrait de Junichiro Tanizaki paru dans « Showa Litterature Series vol. 31 » publié par Kadokawa Shoten (1951) © D.R.

Si Tanizaki se réfugie plus volontiers dans tout ce qui a trait à l’ombre, le maître dans l’art de jouer avec la symbolique du blanc et du noir est Kawabata. Entre les ténèbres des tragédies amoureuses de Pays de neige et les floraisons blanches de Nuée d’oiseaux blancs, tout se joue sur un fil ténu où une geisha déploie ses charmes vénéneux : « C’est la neige qui lave et blanchit l’étoffe. […] Les mains des femmes, dans ce Pays de Neige, ne travaillent tout au long des mois lourdement enneigés de l’hiver, qu’à tisser, transformer en étoffe légère le chanvre récolté dans des champs pentus de la montagne ». Les femmes sont plus séduisantes, à en croire le voyageur, dans un nimbe invisible de désespérance et de détresse.

Dans Nuée d’oiseaux blancs, un jeune homme s’éprend de la mère, qui meurt, puis de la fille, l’histoire d’amour complexe et contrariée a pour décor une explosion florale, entre des fleurs de feu et des fleurs immaculées, caressées par la brise. Les femmes-fleurs incarnent tantôt l’absolue pureté tantôt l’ambiguïté de la blancheur mâtinée d’un noir troublant. C’est ce qui distingue le mélange de couleurs chez Kawabata : la sensualité du blanc se double de son envers, la mort, le deuil. La clarté peut aussi être synonyme d’une couleur spectrale.

L’amour et la mort se livrent à une partie où il n’y a ni vainqueur ni perdant, mais où le blanc éblouissant est autant une couleur funéraire que la couleur du triomphe de la chair. En Asie, le blanc, qui s’offre de façon ostentatoire pour dire la perte, reflète de manière tout aussi ostensible le désir d’une découverte qui mène à la perdition, mais tout cela dans un paysage de fleurs qui éclatent dans une splendeur ténébreuse.


Derniers livres parus de Linda Lê : Toutes les colères du monde (Cerf, 2021) et Je ne répondrai plus jamais de rien (Stock, 2020).

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