Ce terrible fantôme qu’on appelle la vie

Le Quartanier, maison d’édition québécoise, permet aux lecteurs francophones de découvrir enfin la grande écrivaine autrichienne qu’est Marianne Fritz (1948-2007).  Son œuvre a été maintes fois primée dans son pays, mais n’avait pas encore été traduite en français. Oubli réparé avec la parution du Poids des choses, son étonnant premier roman, admirablement traduit par Stéphanie Lux.


Marianne Fritz, Le poids des choses. Trad. de l’allemand (Autriche) par Stéphanie Lux. Le Quartanier, coll. « Série QR », 160 p., 18 €


Le récit s’ouvre sur un souvenir : celui de l’année 1945. Le soldat Wilhelm arrive dans une bourgade autrichienne, au nom faussement idyllique mais très straussien : Donaublau, le Danube bleu en français. Il est accueilli par deux amies, Wilhelmine et Berta, remet à cette dernière une lettre lui annonçant que Rudolf, l’homme dont elle porte l’enfant, est mort au front. La réponse de Berta ? « Aha ». « Ainsi était Berta Faust. Jamais dans le présent, la tête toujours ailleurs. » Au fil des pages, nous apprenons que Wilhelm a épousé Berta, lui faisant don d’une chaîne avec une petite madone, puis qu’il s’est remarié avec Wilhelmine, le 13 janvier 1960. Trois ans jour pour jour après ce second mariage, Wilhelm et Wilhelmine discutent au petit-déjeuner : faut-il aller visiter Berta ? L’autoritaire Wilhelmine impose au trop tendre Wilhelm de se rendre à la « forteresse ». C’est là, dans la chambre 66, que se trouve Berta, internée depuis des années.

La construction narrative, faite de récits enchâssés, alterne les points de vue et les époques, créant ainsi une attente. Pourquoi Berta se trouve-t-elle dans cet asile ? Qu’a-t-elle fait ? Enfin, on entend sa voix. Depuis cette chambre lugubre, Berta plonge dans sa mémoire, à mesure qu’elle se détache « de ce terrible fantôme qui est le produit d’une imagination malade et qu’on appelle la vie ». D’abord, il y eut Rudolf, qui, un jour de permission, lui joua Le beau Danube bleu au violon. Elle se surprit alors, un bref instant, à croire au bonheur, et ensemble ils conçurent un garçon. Puis vint Wilhelm, qui, une fois Rudolf mort, prit soin d’elle. Avec lui, elle aura une fille. Les noms des deux enfants, Rudolf et Berta, accentuent le malaise, le sentiment d’un huis clos familial monstrueux.

Le poids des choses, de Marianne Fritz

Marianne Fritz © Vitalis Verlag

La vie quotidienne de la famille se joue sans Wilhelm, qui s’absente sans cesse pour son travail de chauffeur et d’homme à tout faire d’un riche homme d’affaires. Berta sombre progressivement dans cette vie de femme au foyer, qu’elle ne semble pouvoir maîtriser. Les enfants grandissent, répétant les « leçons de vie » de leur mère avec une ironie cruelle ; eux non plus n’y croient pas. « Vous ne voulez pas venir manger ? », leur demande la mère. « Bon. Je veux dire. C’est l’heure de manger, en principe. » La petite Berta regarde alors son frère et lui lance : « Celle-là avec ses je veux dire. Elle veut toujours dire quelque chose. Il lui manque franchement une case. » Ainsi défilent les souvenirs comme autant de plans-séquences qui tendent, implacablement, vers une fin tragique. Progressivement écrasée par « le poids des choses », « la vie même », voulant en préserver ses deux enfants, Berta « met un terme à [s]a création ratée » en les tuant.

Marianne Fritz déploie, page après page, une langue déroutante, qui varie sans cesse les registres. Son écriture oscille entre le macabre et le rêve, l’humour et le poétique, nous tient à distance pour mieux nous exposer les méandres de l’âme d’une femme vaincue par ses traumatismes, dans une société autrichienne marquée par ceux de la guerre. L’image de la madone, présente tout au long du roman, symbolise cette lente agonie. Elle accompagne Berta, qui s’interroge, en regardant son visage : « Pourquoi était-il exempt de marques ? […] La poigne écrasante, aplatissant, laminant tout tel un rouleau à pâtisserie, qu’était pour Berta le quotidien, ne semblait avoir aucune prise sur la madone. Son visage n’était marqué ni par la gravité de la Terre ni par le poids des choses ». Sa chaîne avec une petite madone, offerte par Wilhelm il y a longtemps, est la seule chose qui reste à Berta dans sa chambre d’asile. Mais de cela aussi elle sera dépouillée. À la fin du récit, la perfide Wilhelmine la convainc de la lui donner et c’est alors la vie qui semble quitter Berta.

Ce récit est le premier que Marianne Fritz publia, à trente ans, en 1978. Suivra une œuvre exigeante, inclassable. Marianne Fritz publiera notamment, en 1985, un ouvrage de 3 392 pages intitulé Dessen Sprache du nicht verstehst, « Dont tu ne comprends pas la langue » (non traduit), dans lequel néologismes, fautes d’orthographe et de grammaire, intentionnelles, déroutent, mais sont là « pour créer un idiome poétique excentrique », comme le souligne le traducteur et critique Adrian Nathan West dans son intéressante postface au Poids des choses, également traduite en français. Primée et saluée par de grands auteurs, d’Elfriede Jelinek à W. G. Sebald, l’œuvre de Marianne Fritz exhume les traumatismes des deux guerres mondiales, défend inlassablement les opprimés et les exclus, en interrogeant, toujours, le langage. Les lecteurs francophones peuvent désormais la découvrir.


Isaure Hiace est journaliste indépendante

Tous les articles du numéro 170 d’En attendant Nadeau