L’anti-lyrisme d’István Kemény

La critique s’accorde à dire d’István Kemény, une des voix les plus marquantes de la poésie hongroise des trente dernières années, que son irruption sur la scène littéraire hongroise s’est faite sous le signe d’une opposition marquée au monde d’alors : il s’affirme par une nette méfiance à l’égard du lyrisme, dont la langue de bois dominait le discours poétique de l’époque, mais aussi par ses distances prises face aux néo-avant-gardes, développées en Hongrie en contrepoids à ce dernier à partir des années 1960. Au lendemain de la chute des régimes communistes, sa poésie se tourne de plus en plus vers les événements infimes de la vie quotidienne. Ce sont ces éléments que l’on retrouve dans son dernier recueil, Nil, récemment paru aux éditions La Rumeur libre dans une traduction magistrale de Guillaume Métayer – fraîchement auréolée du Prix de traduction « poésie » du PEN Club français –, seize ans après son premier livre en français, l’anthologie Deux fois deux (Caractères, « Planètes », 2008).


István Kemény, Nil et autres poèmes. Trad. du hongrois et préfacé par Guillaume Métayer. La Rumeur libre, coll. « Centrale/Poésie », 208 p., 19 €


Dans la « Ballade des quais » (seul poème d’une section intitulée « Danube », l’une des principales artères de l’espace centre-européen, dont les flots rythment le pouls, entre Est et Ouest, ainsi que nous l’a rappelé Claudio Magris dans son roman éponyme), nous croisons deux auteurs à succès en plein jogging. En deux vers fabuleusement cocasses, Kemény peint l’émotion érotique qu’ils ressentent en croisant une mère promenant un enfant dans sa poussette, rencontre qui cependant ne mérite pas à leurs yeux qu’ils s’arrêtent. C’est pour admirer leurs livres dans la vitrine d’une librairie qu’ils interrompent brièvement leur course. Ils ne fonctionnent qu’en réaction mécanique aux impulsions premières : au diktat du spectacle, du plaisir, du culte de la santé. Ils sont à l’unisson parfait de leur temps, où tout semble aussi mouvant et relatif que les derniers succès d’édition, et l’on peut facilement les imaginer dans leurs survêtements de marque, pleinement engagés dans les engrenages du paraître. Ils sont atteints de Singularite – un mot qui sonne un peu comme le nom d’une maladie, mais que Kemény définit ainsi : « Matière première promettant d’être la plus appropriée aux plaquettes de récompense distribuées lors du jugement dernier » (« Entrée d’un dictionnaire de minéralogie »).

Nil et autres poèmes : l'anti-lyrisme d'István Kemény

Le Danube à Budapest (automne 1993) © CC4.0/Infrogmation/WikiCommons

Leur footing matinal – et machinal – est troublé par la rencontre avec le poète. Nos deux auteurs vénérables le pointent du doigt, lui qui ne fréquente pas même les bars branchés où se retrouve le tout Budapest culturel ; ils ont pour lui des moqueries condescendantes, forts de représenter la « nouvelle vie ». Le poète est assis sur un banc : son immobilité est en porte-à-faux. Il est là, tout simplement, à « observer le matin blanc / sur fond duquel ce quai s’étend // d’où sort le ciel et d’où la ville ». Son seul désir : une heure vide, « une heure laissez-moi m’éclipser / pour méditer » : contempler les « petits riens », le vieillissement des hommes (alors qu’on a récemment posé une nouvelle couche d’asphalte sur le quai, accueillante assurément aux baskets des arpenteurs du factice), le sursaut d’un vol de pigeon, son accalmie près d’une rangée de tours au loin, « rien qu’un convoi et sa sirène », un chien, s’élançant vers une branche qui tombe dans l’eau, « frappe la vague y fait écho », tandis que, soudain, l’univers entier, vu de ce point à la fois fixe et mouvant, en vient à palpiter. Méditation sur le temps qui passe, inexorablement, comme le cours du fleuve (que le titre du recueil prolonge par-delà son contexte purement géographique) : « j’observe comment doux et fort / arrive l’avenir omnivore ». Toute une définition de la poésie.

Tout au long du recueil, sur un ton fraîchement ludique qui permet d’autant mieux d’explorer la gravité des thèmes abordés, Kemény développe une salutaire critique de notre présent où l’identité et l’histoire ne sont plus que des coquilles vides avec lesquelles jongler à l’aide d’une parole dévoyée, entièrement dominée par le mensonge au second degré tel que le définissait dès 1943 Alexandre Koyré dans ses Réflexions sur le mensonge (Allia, 1996). Maniant brillamment le paradoxe, Kemény montre qu’au royaume d’une pensée néo-totalitaire faite de préceptes simples et clairs, le dialogue semble désormais impossible. « Le mot s’envole, et reste » (« Internet »). Le trop-plein d’informations fait se suivre les « événements », comme une caravane de chameaux – nouveaux moutons de Panurge (« La danse du plus lent chameau »). Spectaculaire carambolage de l’humanité : « Ta vie depuis la conception : des voitures / Qui entrent en collision comme des battements de cœur / À cause de la mauvaise visibilité. / Un carambolage voisin du miracle / Pratiquement » (« Enfer, aire de repos, Panneau »).

Nil et autres poèmes : l'anti-lyrisme d'István Kemény

À Budapest (1997) © Jean-Luc Bertini

À une époque où « de mes maîtres une partie est morte, / une autre a trouvé argent et pouvoir, / le reste est devenu fou, ou simplement a manqué / d’arguments » (« Le deuxième chant de Patai »), l’anti-lyrisme de Kemény se place en opposition avec cette langue devenue outil de manipulation des démagogues et répercutée à l’envi par les réseaux sociaux. « [A]vec des lieux communs ai-je satisfait mon sentimentalisme et mon besoin d’exprimer ma plainte ? » ; « L’idéalisme est faiblesse, tout comme la passion ? » ; « il y en a qui savent comme il est simple de mentir jour après jour » (« Miskolc Spritz »). Son geste poétique refonde une éthique de la parole. Appâter le lecteur en faisant du sentiment ? C’est mensonge. En matière de tonalité et de figures de style : « discours / nerveux, précis, modeste et rationnel », « quelques gouttes de cynisme » peut-être, « une dose de cheval d’auto-ironie ». En ces temps qui ne jurent et ne jouent que sur les affects et les réactions impulsives, Kemény – qui, comme tout un chacun, n’est pourtant « pas né sincère » – a « été formé à la recherche de vérité » (« Le deuxième chant de Patai »).

Devoir de vérité, donc. Qui amène Kemény à invoquer et interpeller d’autres poètes et artistes, comme lui pris dans le flot du temps – morts (le classique de la poésie romantique hongroise Mihály Vörösmarty, Györgi Petri, importante figure de l’édition clandestine sous le régime communiste) ou vivants (le poète Atilla Nyilas, le peintre Attila Szücs, l’écrivain Attila Bartis). Nommer les choses par leurs vrais noms – un précepte qui doit s’appliquer autant aux situations les plus banales du quotidien qu’aux questions d’identité, qui gênent, rendent nerveux, créent des fissures au sein même des familles et entre amis. « [Co]mme vous le savez sans doute / déjà par d’autres sources, / il n’y a pas de vérité […] Il y a des êtres humains aussi / qui trompent les faits / sans la moindre honte » (« Jeu de société judéo-chrétien »). Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce recueil que de voir ce poète, fondamentalement méfiant envers ce qui pourrait ressembler à un idéalisme à l’eau de rose ou à de grandes déclarations symboliques, se retrouver à suppléer au travail des historiens : « S’il ne faut pas la vérité, c’est ma fin. / C’est moi qui enseignerai l’histoire » (« Le deuxième chant de Patai »). Et de rappeler l’antisémitisme des Hongrois, leur collaboration avec les nazis (« son père […] n’en avait pas moins / parmi le personnel d’une division SS de / Panzergrenadier survécu à la guerre »), les camps de travail, autant bruns que rouges, effacés « en plantant une boulaie au-dessus » (« Rêve d’une unité spéciale »)… L’amnésie historique, propre à l’ensemble des sociétés occidentales, est en effet souvent amplifiée en Europe centrale par l’héritage, si aisé à réactiver par tant de leaders sans scrupules, d’une mémoire falsifiée par la propagande des anciens régimes communistes.

Nil et autres poèmes : l'anti-lyrisme d'István Kemény

István Kemény © Szilard Nagyille

Être celui qui s’arrête au milieu de la course aveugle des « commerçants épouvantés / sous un grand chêne au bord du fleuve » : « j’ai déjà commencé / nombre de poèmes au bord du fleuve / sous un grand chêne cachant / un secret enfoui derrière la gelée » (« Pour le cinquantième anniversaire d’Attila Nyilas »). Dans la caravane infernale dans laquelle nous nous trouvons entraînés, Kemény se veut au moins être le chameau le plus lent, celui qui brise la queue-leu-leu – en se mettant à danser (« La danse du plus lent chameau »). Autre définition de la poésie. D’où la jubilatoire multitude de formes employées dans le recueil : flot de mots s’amalgamant sur la page en de longs blocs, sans majuscules ; phrases inachevées (« un nonsense / se réveille, reposé, et » « Gergelyiugornya, carte postale ») ; mais aussi dialogues de théâtre (entre Lucifer et Adam)… Poèmes de neuf pages ou poèmes de deux, voire d’un seul vers (« Question » : « Comment était le ciel originel ? »). Et çà et là – dans les flots d’une continuité qui, en Europe centrale, ne fut pas la même qu’à l’Ouest – poèmes qui renouvellent certaines formes fixes et réactivent la rime : surprenants couplets d’octosyllabes à rimes suivies (« Ballade des quais ») ou quatrains à deux rimes seulement, se prolongeant sur une vingtaine de vers, que viennent briser deux assonances en fin de vers, au terme du poème (« Communication »). Ce n’est pas le dernier des paradoxes de cette poésie que d’être anti-lyrique et de se permettre par moments de chanter et de danser.

Avec le décès prématuré de Cédric Demangeot, en janvier 2021, nous avons perdu non seulement un des poètes les plus singuliers de notre temps, mais aussi le directeur des éditions Fissile au sein desquelles il avait dirigé pendant une dizaine d’années la collection « háček », entièrement consacrée à la poésie tchèque. On ne peut que saluer l’initiative de La Rumeur libre d’avoir créé la bien nommée collection « Centrale », dédiée à la poésie de cette région de l’Europe. Aujourd’hui où la guerre fait à nouveau rage en Europe, il est plus que jamais essentiel de s’ouvrir aux voix qui nous viennent d’au-delà du Rhin. En plus de l’enrichissement que nous pouvons retirer du fait de nous scruter nous-mêmes dans ce miroir, jusque dans les formes poétiques qu’elles nous proposent, il y va de notre responsabilité. Depuis trop longtemps, à leur insu ou non, trop de pays d’Europe de l’Est servent aux autocrates Poutine et Xi Jinping de cheval de Troie pour déstabiliser l’Europe. D’autre part, les dirigeants politiques les plus condamnables de certains des pays en question, qui suscitent notre mépris ou notre condescendance, ne fondent-ils pas en partie les alibis destinés à leurs électeurs sur nos propres agissements – à commencer par les deux dernières élections présidentielles françaises ?


Jean-Gaspard Páleníček est poète, traducteur et commissaire d’exposition.

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