Jacques Drillon clôt la partition

Coda, essai autobiographique de Jacques Drillon (1954-2021), prend la relève de Cadence (prix Valery-Larbaud 2020), en restant dans le registre de « C » (« do », premier son de la gamme naturelle selon la terminologie française). Si « cadence » désigne (entre autres) le rythme d’une œuvre, la coda marque sa fin. C’est donc sur une note crépusculaire que sort ce livre posthume, auquel on rend hommage un an après la mort de l’auteur, survenue le jour de Noël 2021.


Jacques Drillon, Coda. Gallimard, 354 p., 23 €


Dans l’écriture, qu’est-ce qui prime, la musique ou l’idée ? L’harmonie d’un phrasé est-elle porteuse d’une conception ? Suffit-il de l’écouter, de lire le texte à voix haute, sans réfléchir, pour en saisir le sens ? Dans le cas de Jacques Drillon, on est tenté de répondre par l’affirmative.

Que dirait-on de sa musique ? Comme le proclame l’auteur, ancien critique musical, écrire sur cet art relève de l’impossible : « Parler d’un livre est difficile, mais possible […] Quant à la musique, il ne faut pas y songer. Elle est une sorte de trou noir où la géométrie fond, où la logique se désarticule, où la règle s’abolit ». Selon Drillon, le journaliste musical finit par tricher : « Il fait croire à son lecteur qu’il traite le sujet (un récital, un opéra, une œuvre), mais il ne fait que l’éviter par toute sorte de détours : il parle de ce que l’œuvre a produit en lui, mais non de ce qu’elle est ; ou bien il raconte la vie du compositeur, fait un portrait de l’interprète, un reportage sur le lieu où le concert était donné ; dans le pire des cas, il se noie dans un torrent de métaphores, naïves ou recherchées, confirmant à sa pauvre manière le grand échec de Proust, tout juste bon à évoquer les phrases de Chopin. »

Coda : Jacques Drillon clôt la partition

Jacques Drillon (2009) © C. Hélie / Gallimard

Accuser Proust ? Peu d’écrivains oseraient le faire, le culot de Drillon vient de sa connaissance et de son admiration profondes d’À la recherche du temps perdu. Concernant l’éloge que fait Proust de Chopin, Drillon lui reproche son recours à des analogies, facilité dans laquelle il admet tomber lui-même lorsqu’il écrit sur le pianiste Emil Gilels ou sur la voix de Teresa Berganza. En tant que grammairien, Drillon fait son auto-analyse linguistique, énumérant les nombreuses figures de style qu’il emploie pour ne rien dire : l’hyperbole, l’oxymore, la forgerie et l’hyperbate. À qui la faute ? Proust y est pour beaucoup, pour le meilleur et pour le pire. Notamment avec la « profusion des adjectifs », que Marcel défend comme étant un Art poétique à elle seule, ouvrant, selon Drillon, à « la découverte brutale des rapprochements de qualificatifs appartenant à des registres différents ».

Sa lecture recherchée de la Recherche survient en aparté en plein milieu d’une digression sur la musique. Ici, comme chez Montaigne, la digression n’est pas seulement une stratégie littéraire, c’est un mode de vie. Si, comme le prétend Lukács dans La théorie du roman, l’intention éthique d’un romancier paraît dans chaque détail, on pourrait considérer ce texte – roman ? essai ? – comme un éloge de la digression. Drillon mène son lecteur dans une une promenade à travers le paysage de ses découvertes artistiques. Le sous-titre de son livre – « essai autobiographique » – est trop restreint : pourquoi ne pas l’appeler « autofiction », voire « roman » ? Le narrateur qui dépeint sa bibliothèque ou une salle de concert n’est-il pas autant aux prises avec le « réel » que celui qui décrit le métro, l’hôpital ou un centre commercial ? Le réel n’englobe-t-il pas l’expérience esthétique ?

Drillon ne perd jamais de vue celle-ci. Auteur du Traité de la ponctuation française, il privilégie l’aspect formel de la création, il se livre à son intuition stylistique : « J’aime les phrases ; et j’aime en faire. Il me plaît de secouer le grand kaléidoscope de la langue française, tous ces mots, ces verbes, ces subordonnants, ces relatives, pour en considérer, réjoui, le nouvel arrangement. S’il se fait trop languissant, je jardine, je joue du piano, je lis les livres des autres ; quand me prend l’envie d’écrire quelques phrases, j’y cède. Céder : ma spécialité. »

L’auteur cède à bien d’autres plaisirs, dont la gastronomie. Je me souviens de Georges Perec fut l’occasion d’entendre parler des cornichons à la russe, goûtés enfin trente ans plus tard, et ajoutés à une liste perécienne comprenant le café, la mayonnaise, le chocolat, le sel, le jus d’orange Tropicana en brique, le pain très cuit, un peu brûlé si possible, et surtout le saucisson à l’ail fumé.

Coda : Jacques Drillon clôt la partition

Caractères mobiles d’imprimerie © CC.30/Willi Heidelbach

Mais revenons à la musique, où l’auteur exploite encore sa disposition à inventorier. Plutôt que de rédiger un manifeste pompeux sur la composition, Drillon enchaîne une rêverie sur les airs dont il est habité le matin au réveil, sur ces « quelques notes qui tournent inlassablement, en général un début de quelque chose ». Drillon ignore d’où viennent ces notes, c’est à peine s’il peut distinguer une chanson de Brassens d’un bout de Beethoven, il serait capable de prendre un fragment de la Danse macabre de Saint-Saëns pour une Ballade de Brahms. Nombreuses furent les fois où il a dû chercher un thème parmi les 104 symphonies de Haydn. Souvent il téléphone à un ami pour demander de l’aide, et si on lui donne la solution il avoue éprouver « un soulagement délicieux, comme si j’avais retiré de ma chaussure le caillou qui me meurtrissait ».

Pas surprenant alors que cet amateur de partitions digresse sur les fontes, l’équivalent de la notation musicale dans le domaine scriptural. Rares sont les auteurs intéressés par ce sujet, pourtant essentiel dans notre perception d’une page : les écrivains ne furent-ils pas d’abord des scribes ? Drillon aborde la question typographique au fil de ses réflexions sur Francis Ponge, auteur qui l’a « obsédé » pendant des années. En utilisant la police d’origine cas par cas, il évoque le M de McDonald’s ; les génériques de Woody Allen ; les logos de Easy Jet et de Kickers ; et la police nommée « Asterix », commandée par Uderzo pour son univers, et déclinée en Regularus, Boldus, Italix et Alternatix.

On n’a fait qu’inventorier quelques digressions délicieuses parmi d’autres dans cet « essai autobiographie ». Comme coda à notre article, on conseille aux lecteurs d’En attendant Nadeau (dont le titre s’écrit en Playfair Display), lorsqu’ils songent à la meilleure manière de commencer l’année civile, de considérer Coda.

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