Le charme acide de Yeats romancier

En 1891, le jeune W. B. Yeats (1865-1939), qui a déjà publié deux recueils de vers, fait un détour (jamais réitéré par la suite) par le roman avec John Sherman, un petit ouvrage d’inspiration autobiographique. Le voici aujourd’hui traduit en français.


W. B. Yeats, John Sherman. Trad. de l’anglais (Irlande) et postfacé par Jean-Yves Masson. La Coopérative, 144 p., 18 €


Yeats, dont le livre avait été bien accueilli à sa sortie, le considéra ensuite comme négligeable. La tradition critique a adopté cette opinion, en n’y trouvant au mieux que la présence des thèmes futurs de l’œuvre poétique de l’auteur. À tort, car John Sherman, avec son charme acide, plaira à qui est familier de Yeats autant qu’à celui qui ne l’est pas encore.

John Sherman : le charme acide de Yeats romancier

Dans John Sherman, John est un jeune Irlandais rêveur et oisif qui aime sa ville de Ballah (le Sligo de Yeats à peine déguisé) où il vit auprès de sa mère, pêche et jardine, sans projet d’avenir particulier. Invité par son oncle à rejoindre sa firme à Londres, il accepte la proposition, encouragé en cela par Mary Carton, une amie d’enfance, fille de pasteur, qui suppose qu’il peut là-bas découvrir sa « voie ». Il travaille quelques années dans la capitale mais celle-ci, loin de combler des désirs, par ailleurs fort vagues, finit par lui paraître « comme un récif sur lequel il a […] fait naufrage ».

Il cède cependant aux charmes d’une riche héritière, Margaret Leland, demande sa main et est accepté. Va-t-il, en « épous[ant] un sac d’écus », se satisfaire de la place qu’il gagne ainsi au sein de la bonne société victorienne ? Non, il finit par « refiler » la jeune femme à son ami William Howard, homme plus conforme aux ambitions sociales et intellectuelles de Margaret, et retourne à Ballah. Après quelques brefs épisodes de nature symbolique (l’ascension d’une montagne au sommet de laquelle se trouve la tombe de la reine guerrière celtique Maeve, par exemple), il épouse Mary Carton, qui l’avait toujours aimé (et vice versa).

John Sherman : le charme acide de Yeats romancier

William Butler Yeats (1933). Library of Congress Prints and Photographs Division (domaine public)

John Sherman combine ainsi, en très peu de pages et sous une forme ironique (sauf à la fin), le roman de mœurs, d’amour et d’initiation. C’est d’ailleurs la note satirique qui est son premier charme, et elle étonnera le lecteur de Yeats puisqu’elle disparut ensuite de ses œuvres. Pochade acerbe, le roman dessine en quelques traits précis des tempéraments et des milieux d’une vacuité et d’une vanité assez grandes. À ce monde psychologique et social légèrement farcesque qui est décrit, s’oppose, par petites touches, un univers naturel irlandais d’une grande beauté qui prend, pour finir, un sens que la poésie de Yeats développera plus tard.

« Les étoiles, les rivières dans la vallée, et le vent passant entre les blocs rocheux, toutes sortes de créatures inconnues bruissant dans le silence – toutes ces choses étaient contenues en elles-mêmes, accomplissaient leur loi, heureuses d’être seules, heureuses d’être en compagnie, jouissant de la paix de Dieu ou de la paix des oiseaux de proie. » Sherman trouvera à la fin, on l’a dit, dans quelques pages celtiquement ébouriffées ou d’un traditionalisme vintage, « sa » loi. Elle s’est élaborée dans le livre autour de contrastes : l’Irlande et Londres, la subjectivité imaginative et l’esprit objectif, les valeurs solaires et lunaires, Sherman et son ami Howard, Miss Leland et Mary Carton…

Après John Sherman, Yeats renonça donc au roman. On pourrait presque le regretter, s’il n’avait ensuite fermement décidé que sa « loi » était poétique et s’il n’était devenu, en la suivant, un des plus grands poètes du XXe siècle. Mais, si son intrusion dans le romanesque fut unique, elle produisit ces jolies pages fluides, ironiques dans leur vision des tourments d’un jeune homme à la fin du XIXe siècle, mais aussi émues car déjà porteuses des idées-forces de son œuvre en vers.

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