Les nouveaux collectionneurs

Le vif de l’art (11)

Notre chronique de l’art contemporain se rend à Arles, où la fondation LUMA a achevé, en 2021, de s’installer dans les bâtiments édifiés par le célèbre architecte américain Frank Gehry.


Fondation LUMA. Parc des Ateliers, 13200 Arles


35, avenue Victor-Hugo, Arles. Si l’odeur de romarin qui s’en exhale consonne opportunément avec son milieu naturel, le fort parfum de luxe que dégage le jardin propret de la fondation LUMA à Arles détonne avec les anciens ateliers de la SNCF qui l’environnent. Transformés en salles d’exposition, ceux-ci s’accordent en revanche plutôt bien avec les œuvres du jeune artiste amérindien Sky Hopinka et celles de l’artiste africain-américain désormais sexagénaire Arthur Jafa qui y sont présentées.

Avec Live Evil, Arthur Jafa développe une réflexion protéiforme et volontiers disparate sur les éléments constitutifs d’une culture visuelle et sonore qui, aux États-Unis, informe la notion de « noirceur » (« blackness ») et, concurremment, celle de « blancheur » (« whiteness »). Arthur Jafa multiplie dans ce but les montages vidéo, les installations et les agrandissements photographiques, dont le plus saisissant pourrait être celui montrant, au début du long parcours qu’il propose, une classe de très jeunes élèves africains-américains exécutant, face au drapeau sorti pour la cérémonie du serment d’allégeance, ce qui ressemble à s’y méprendre à un salut fasciste ; un geste remplacé en 1942 par celui de la main sur le cœur pour les raisons que l’on devine.

Le vif de l'art (11) : fondation LUMA, les nouveaux collectionneurs

« Pledge of Allegiance » dans Live Evil d’Arthur Jafa. La Mécanique Générale, Parc des Ateliers, Fondation LUMA, Arles © Andrea Rossetti

En vérité, un autre agrandissement s’avère plus effrayant encore, celui d’une carte postale de 1920 commémorant le lynchage par la foule de la ville de Duluth, dans le Minnesota, d’Elias Clayton, d’Elmer Jackson et d’Isaac McGhie, trois hommes noirs injustement accusés de viol par un couple de Blancs. Bien qu’elles ne laissent pas de saisir d’effroi, ces images à double visée, identificatoire et terroriste, sont relativement connues du public français depuis l’exposition Without Sanctuary qui s’était tenue en 2009 au cloître Saint-Trophime dans le cadre des Rencontres d’Arles. À l’inverse, celle qu’expose également Arthur Jafa de la bataille d’Antietam (1862), la pire de la guerre civile états-unienne, l’est sans doute moins, et moins encore le bas-relief qu’il a réalisé d’après une photographie du dénommé Gordon, un homme réduit en esclavage qui avait fui, en 1863, la plantation de Louisiane où il était détenu pour rejoindre les rangs unionistes. Des trois images publiées par la presse d’alors, Arthur Jafa a retenu la principale, où Gordon présente à l’objectif son dos lacéré des cicatrices qu’ont laissées sur son corps les coups de fouet de ses maîtres.

D’un point de vue français, ces références historiques, comme celles plus récentes que mobilise aussi Arthur Jafa dans Live Evil, produisent un résultat que d’aucuns pourraient juger politiquement contre-productif. Sur ce sujet, en effet, le sujet du racisme, l’imaginaire visuel états-unien diffère de ceux qui dominent en France. Être perçu comme « noir » ou comme « blanc » y active d’autres ressorts que ceux qui conduisent à identifier quelqu’un, aux États-Unis, en tant que « Black » ou « White ».

L’erreur, cela dit, serait de juger cette distance rassurante, et d’en conclure que les situations ne sont pas comparables ; en dépit du fait que les histoires et les mémoires respectives diffèrent, leur actualisation produit des effets analogues. L’un d’eux est énoncé par un suprématiste repenti dans une vidéo qu’il a publiée sur internet et qu’Arthur Jafa a enregistrée : si les personnes noires, affirme-t-il, « ont de la haine, c’est de la haine que la haine a produite » (The White Album, 2018). En des termes d’une autre époque, qui malheureusement n’ont pas vieilli quant au constat qu’ils dressent, Alexis de Tocqueville écrivait quant à lui en 1835, au sujet des « races » indienne et noire, que, « si leurs misères sont différentes, elles peuvent en accuser les mêmes auteurs ».

Dans l’exposition The Sun Comes Whenever It Wants, qui mêle elle aussi différents médias, notamment vidéo et photographiques, parsemés de poèmes que l’artiste trace en calligrammes sur les murs, Sky Hopinka livre un exemple éloquent de cette accusation. Le film intitulé Cloudless Blue Egress of Summer (2019) explore quelques-uns des graffitis que les prisonniers amérindiens ont laissés sur les murs de Fort Marion, en Floride, dans les années 1880. L’alors capitaine Richard Henry Pratt, qui dirigeait l’institution, y élabora l’idéologie d’éducation assimilatrice fondée sur le principe selon lequel « tout Indien qui reste dans la race doit être mort », prémisse dont il déduisit un précepte appelé, dans toute l’Amérique du Nord, à une application à la fois large et durable : « Tue l’Indien, sauve l’homme. »

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« Dislocation Blues », de Sky Hopinka © Sky Hopinka

Toutefois, l’attention que porte Sky Hopinka aux luttes autochtones pour la protection de leur environnement (Dislocation Blues, 2017), à la disparition et à la survie des langues, des chants ou de l’art du perlage, en interrogeant notamment ses parents sur ce dont ils se souviennent (Jáaji Approximately, 2015, Kicking the Clouds, 2021), ne saurait se résumer à un acte d’accusation. D’elle (et peut-être aussi de la haine) ne procède pas seulement la mémoire historique qu’entretiennent les Amérindiens comme les Africains-Américains, au contraire de la majorité blanche de temps à autre oublieuse ; les artistes des deux communautés inventent aussi un imaginaire qui s’apparenterait à une mémoire future, dans laquelle le savoir et l’inconnu, l’histoire et l’imprévisible entreraient à parts égales sous l’effet de l’imagination et de l’altération continue des formes qu’elle engendre.

Les nuages qu’affectionne Sky Hopinka apparaissent ainsi dans son œuvre comme les signes avant-coureurs de toutes sortes de changements de temps et de configurations, les points de repères hasardeux de nouvelles lignes d’erre sur lesquelles la remémoration hésite. « Il fait doux, encore, écrit Sky Hopinka, et comme les nuages ne s’attardent jamais sur le passé, nous ne savons plus distinguer le souvenir du rêve. »

Manifestement, ce genre de distinction et les préoccupations qui les sous-tendent ne suscitent pas tout à fait le même intérêt parmi les autres artistes qu’expose la fondation, cette fois dans les sous-sols de la tour conçue pour elle par Frank Gehry. À défaut d’intérêt, donc, les œuvres qu’on peut y voir ont du moins le mérite d’y faire sentir aux visiteurs certaines limites sur lesquelles essayer leur jugement esthétique.

Sitôt qu’on y plonge, l’installation multimédia de Julien Creuzet, en voulant rendre hommage à la rencontre entre André Breton et Aimé Césaire survenue à la Martinique en 1941, franchit ainsi la limite qu’on aurait pu croire fixée depuis longtemps entre hybridité et exotisme. Dans un tout autre registre, les photographies que fit le portraitiste ghanéen James Barnor de 1947 à 1987 forment un faisceau de Stories (d’après le titre de l’exposition) qui, faute d’interférer avec l’histoire qu’elles sont censées éclairer, révèlent les limites de ce que la banalité documente effectivement. Quant au film en 3D Nightlife qu’a réalisé Cyprien Gaillard en 2015 à partir de feux d’artifice à Berlin et d’arbres agités par le vent dans la nuit à Los Angeles et Cleveland, il atteint la limite où le ralenti couplé à la résolution en haute-fidélité produit une irréalité plus confortable que fascinante, avouant au passage l’intention qui l’anime de s’approprier l’âpreté du réel à seule fin de faire des images, comme on dit, des images moelleuses de surcroît.

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« Isometric Slides » de Carsten Höller. La Tour, Parc des Ateliers, Fondation LUMA, Arles © Adrian Deweerdt

Sans doute de telles différences d’envergure entre expositions sont-elles, pour des raisons diverses, inévitables dans un lieu qui les multiplie à pareille échelle. Comme est sans doute inévitable que l’on retrouve dans la salle dédiée à la collection de Maja Hofmann, la fondatrice de LUMA, les mêmes « grands noms » de l’art contemporain qui figurent au programme des autres grandes fondations privées. Il est toutefois cocasse d’y retomber sur une réplique de la copie en cire que fit faire en 2011 Urs Fischer du groupe sculpté de Giambologna, L’enlèvement des Sabines, dont une seconde version n’en finissait pas de fondre sous la rotonde de la Bourse de commerce lors de l’inauguration de la collection Pinault à Paris. Une version dont celle d’Arles ne diffère en rien, sinon par la tache de suie qu’a laissée sa combustion contre le faux plafond trop bas de la salle où on l’a placée.

Cocasse, ou révélateur d’un phénomène à la fois complexe dans ses conséquences et d’une simplicité désarmante dès lors qu’on l’examine à partir de ses causes. Les fondations d’art, dont le rythme d’éclosion en France, depuis vingt ans, paraît suivre celui des saisons, présentent des artistes dont les expositions constituent d’indiscutables découvertes, quand ce ne sont pas de véritables révélations.

La qualité de leur programmation les prévient de la sorte contre le préjugé défavorable porté sur elle, et, dans le paysage institutionnel de l’art, elle leur confère au surplus une légitimité que leurs équivalents publics, fatalement, se verront de plus en plus contester à mesure que les musées privés, mieux dotés, continueront de croître. Les critiques eux-mêmes se trouvent dans une position qu’ils jugent intenable, quand elle n’est, au pire, que délicate à tenir, qui les pousse à louer indifféremment l’exposition, le lieu qui l’accueille ainsi que le collectionneur qui a rendu leur rencontre possible.

Il y a pourtant matière à distinguer les trois, ou du moins à comprendre l’économie qui conduit à leur confusion. Lorsque, dans la vidéo qui accueille les visiteurs au rez-de-chaussée de la tour LUMA, Maja Hofmann et Frank Gehry finissent par se donner les mains après s’être demandé comment ils avaient bien pu réaliser un rêve aussi fou, le spectateur un peu gêné ne peut que hasarder la réponse qu’ils feignent d’ignorer : « Avec des sous ? beaucoup de sous ? »

Bernard Arnault ou François Pinault font eux aussi de beaux rêves, mais, hormis le goût qu’on leur prête pour l’art contemporain, ils ont surtout en commun avec Maja Hofmann d’être riches, formidablement riches, et d’avoir trouvé avec leurs fondations un précieux moyen de le faire savoir tout en arborant les marques d’une respectabilité que les bonnes œuvres ne satisfont pas complètement, tant leur esprit peut quelquefois paraître contraire à celui de l’entreprise.

Si la promotion de l’art (de l’art qu’eux promeuvent du moins) y satisfait davantage, c’est qu’elle permet de renouveler les principes de consommation ostentatoire théorisés par Thorstein Veblen à la fin du XIXe siècle en les déplaçant sur ce terrain avec profit. La fondation en tant que lieu, que son initiateur l’ait fait construire ou rénover, s’affirme en effet aujourd’hui comme le signe extérieur de richesse le plus évident « car c’est à l’évidence seule que va l’estime », écrit Veblen.

Le vif de l'art (11) : fondation LUMA, les nouveaux collectionneurs

Vue de la Fondation LUMA © Iwan Baan

D’où la tour, que l’architecte a conçue comme un phare, qui, de fait, éblouit si bien par-dessus la ville qu’on se demande si, en voulant capter la lumière, l’architecte n’a pas nourri aussi le secret dessein d’y regarder les oiseaux s’y casser le bec. Les visiteurs, pour leur part, soupçonneront sans doute aussi le vieux maître du déconstructivisme d’avoir cherché à les désorienter eux aussi en leur faisant emprunter toutes sortes de voies possibles, qui vont des plus ludiques (toboggan et escalier à double révolution) aux moins drôles (ascenseurs et escaliers de service), pour se heurter à des portes closes et à des salles vides (à LUMA, on monte surtout pour la vue, il faut redescendre pour l’art).

D’où aussi le choix d’y réunir des œuvres hautement estimées. Non seulement parce que « la plupart des œuvres d’art que l’on estime à très haut prix, pour ne pas dire toutes, sont intrinsèquement belles », rappelait Veblen, mais parce que, dans le contexte de compétition qu’entretiennent entre eux les grands collectionneurs, les objets de leur convoitise sont avant tout considérés par eux comme des « trophées », c’est-à-dire, toujours selon le sociologue, comme des « preuves tangibles de vaillance ». Certes, on admettra que la bravoure consistant à s’emparer d’une œuvre d’art qu’un artiste ou un galeriste cède de bon gré contre rétribution fait de celle-ci un trophée tout relatif, mais, à ce petit jeu, l’échange symbolique qui en découle autorisera l’entrepreneur à assimiler publiquement son audace à celle d’un créateur, son coup d’œil valant coup de génie.

Paradoxalement, davantage que le scandale savamment dénoncé qui veut que dans l’art contemporain tout se vaille, c’est cette équivalence qui pose aujourd’hui problème, et cela bien au-delà du seul domaine artistique. Contrairement à leurs prédécesseurs, qu’ils soient français ou américains, les collectionneurs fortunés d’aujourd’hui donnent moins qu’ils ne montrent ; l’essentiel de ce qu’ils montrent reste en leur possession, ou en celle de leurs héritiers, et ils s’en détachent de moins en moins souvent pour les reverser au fonds commun. En définitive, ce sont toujours des prêts que l’on vient admirer en ces lieux, si bien qu’il n’est pas rare que l’insistant sentiment de gêne qui en accompagne invariablement la visite se teinte de cette légère amertume qui n’est pas sans rappeler le goût de la dette.

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