Une psychologie coloniale de la colonisation

Publié pour la première fois en 1950, cet ouvrage d’Octave Mannoni (1899-1989) a fait date. L’auteur rentrait de Madagascar où une insurrection venait d’être réprimée avec la plus grande violence. Comme en Indochine, puis plus tard en Algérie et ensuite au Chili et en Argentine, on y avait mis en pratique la technique des « vols de la mort » consistant à jeter les prisonniers du haut d’un avion. Mannoni venait d’y passer dix-huit ans comme professeur de lettres et de philosophie, avant d’effectuer des missions de type ethnographique pour le gouverneur général de la grande île. Il se destinait désormais à la psychanalyse où il se ferait connaître comme un excellent clinicien. Son livre se donnait comme objet, à partir du cas malgache, de dégager « la signification des situations coloniales » et d’examiner les relations et les réactions réciproques « qui finissent par faire de l’indigène un colonisé et de l’Européen un colonial ».


Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation. Préface de Livio Boni. Seuil, 330 p., 22 €


Il ne s’agissait pas pour Octave Mannoni de substituer une explication psychologique aux explications de la colonisation par l’économie, mais d’en montrer les limites. L’exploitation coloniale diffère à ses yeux de l’exploitation tout court. « L’indigène est un esclave au lieu d’être un prolétaire » et « le colon est un père-et-mère au lieu d’être un patron ». La psychologie devait donc selon lui permettre de comprendre « pourquoi une situation coloniale est si facilement une situation d’illusion et d’erreur » et la faire apparaître comme une suite de malentendus entre colonisés en coloniaux, entre « indigènes » et Européens.

Obéissant aux règles classiques de la rhétorique, Octave Mannoni structure son propos en trois parties. La première est consacrée à la « personnalité malgache » telle qu’il pense l’avoir observée. Cette personnalité, comme celle, semble-t-il, de tous les colonisés, est caractérisée par un « complexe de dépendance » qui a pris naissance dans un attachement ni refoulé ni sublimé au couple parental et à la mère. À la différence de ce qui se passe chez les Européens, l’enfant malgache ne semble pas se poser en rival de ses parents. « Chez le Malgache moyen, la dépendance fonctionne encore dans le sens d’un accroissement de sécurité, de manque d’initiative, d’absence partielle du sens des responsabilités ». Les colonialistes qui connaissent ce besoin de dépendance l’entretiennent en adoptant une attitude paternaliste, mais les Malgaches eux-mêmes ne sont pas encore en mesure de rompre ces liens « et d’atteindre à une liberté qui ne soit ni dépendance ni indépendance ».

Psychologie de la colonisation, d'Octave Mannoni

Mannoni s’intéresse ensuite à l’Européen colonial, installé dans une situation déjà constituée et instaurée par le colonisateur « de l’époque héroïque ». Ce dernier était une personnalité forte qui, en luttant avec succès « contre l’esclavage, la maladie, la faim, l’ignorance », avait proposé aux autres son propre idéal. Le colonial, au contraire, semblable au Prospero de La tempête de Shakespeare, ne réussit pas à s’adapter au monde des autres du fait « d’un besoin de domination d’origine infantile ». Les attitudes « teintées de racisme » des coloniaux, et même des fonctionnaires, alors même que « la France est indiscutablement un des pays les moins racistes du monde », avec une politique coloniale officielle « ouvertement antiraciste », découlent, explique Octave Mannoni du « complexe de Prospero » qui imagine que sa fille a été l’objet d’une tentative de viol de la part d’un être inférieur. Chez les femmes comme chez les hommes, le racisme colonial aurait donc une forte composante sexuelle découlant du refoulement des « tendances sadiques, tendances au viol ou à l’inceste ». À ce racisme européen répond un racisme malgache, de nature différente puisque la « personnalité malgache n’a pas la même structure que celle de l’Européen ». Chez les Malgaches, le racisme s’exprime sous la forme d’un « chacun de son côté », d’un refus d’alliance, vu comme mésalliance, sous lequel Mannoni croit également déceler un aspect sexuel.

La solution politique à « la crise que traverse l’âme malgache » (c’est ainsi que Mannoni désigne l’insurrection de 1947-1948) ne peut passer que par une série d’arrangements entre les deux personnalités (européenne et malgache). Du reste, « les Malgaches qui ont établi les premiers arrangements avec leurs hôtes européens » (il s’agit de la conquête coloniale) « ont été dans l’ensemble plutôt satisfaits de la relation de dépendance qu’ils avaient réussi à nouer ». Du fait de leur « complexe de dépendance », les Malgaches, ainsi que la plupart des colonisés, vivraient l’indépendance comme un abandon. La violence de ceux qui se sont révoltés en 1947 aurait d’ailleurs pris naissance, selon Mannoni, dans le « sentiment d’abandon » des anciens tirailleurs revenus d’Europe après la fin de la guerre. Les liens de dépendance très serrés qui s’étaient établis dans l’armée avaient été brutalement rompus, et cette situation affective aurait suscité chez eux de la culpabilité, puis de l’agressivité et de la haine. « Vous savez bien, voyons, ironisera Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme. Ces nègres n’imaginent même pas ce que c’est que la liberté. Ils ne la désirent pas, ils ne la revendiquent pas ». De son côté, Frantz Fanon consacrera le quatrième chapitre de Peau noire, masques blancs à une critique vigoureuse des thèses d’Octave Mannoni.

Ce qui frappe aujourd’hui, c’est sans doute le rapport pour le moins étrange qu’Octave Mannoni entretient à la question de la violence. Psychologie de la colonisation peut se lire comme un déni de la violence coloniale. La conquête de Madagascar y est décrite comme une entreprise de pacification, alors qu’elle s’est accompagnée de massacres, d’exécutions sommaires, de la mise en place du travail forcé et de l’application de la « politique des races ». Quant aux descriptions de tortures infligées par les Européens durant la répression de l’insurrection de 1947, elles relèvent selon lui largement d’une « sorte de sadisme fabulatoire ». Pour lui répondre, Fanon se contente de citer en note le témoignage accablant du député Martin Rakotovao sur les tortures qui lui ont été infligées par la Sûreté. À l’issue de ce procès tenu durant l’été 1948 à Tananarive, Rakotovao a été condamné à mort.

Dans le même temps, Mannoni fait largement usage d’un registre de la violence, celui de la violence symbolique, en ne cessant d’interpréter les paroles et les comportements des Malgaches. Quand, en 1945, Dama-Ntsoha, un « intellectuel » (les guillemets sont de Mannoni) malgache voit s’ouvrir, du fait des principes proclamés dans le monde blanc occidental après la défaite du nazisme, une perspective heureuse pour continuer normalement l’histoire propre à Madagascar « interrompue par cinquante ans de désespoir sans issue », Mannoni ne perçoit dans sa brochure qu’un appel au retour au passé et un « phantasme de retour au sein maternel ». Du « désespoir sans issue » il ne dit rien.

Il réduit ainsi les Malgaches au silence, ignore leur histoire et la réalité de leurs rapports sociaux, et ne prend pas en compte la relation coloniale au cours de laquelle il a recueilli ses « informations ». Il emprunte ses grilles interprétatives à l’ethnologie coloniale qui a fait florès depuis le début du XXe siècle et qui a pour lui force de science. Comme il l’écrira encore en 1971 : « L’ethnologie est une affaire entre Occidentaux. L’“indigène” qui se fait ethnologue, si ce n’est pas un mystificateur, est mystifié. »

Psychologie de la colonisation, d'Octave Mannoni

© Jean-Luc Bertini

Psychanalyste en formation et « néophyte », Mannoni utilise également des éléments assez hétéroclites de théorie psychanalytique qui tous concourent à ce que Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe ont désigné comme « familialisme » avec, écrivent-ils, « l’œdipianisation forcée du rebelle ». « Le contenu politique et culturel, historique-mondial et racial, reste écrasé dans la moulinette œdipienne », ajoutent-ils. Avec ses mots à lui, Fanon n’aura pas dit autre chose, sinon que, à la différence de Mannoni, il considérait que son travail de psychanalyste consistait à aider son patient « à agir dans le sens d’un changement des structures sociales », puisque c’est dans la mesure où la société lui fait des difficultés « qu’il se trouve placé dans une situation névrotique ».

Puisqu’il est ici tellement question de père, on souhaiterait, s’agissant d’Octave Mannoni, en recouvrir la nudité. Lui-même a pris une certaine distance vis-à-vis de son livre comme en témoigne son article de 1966 « The Decolonization of Myself », publié en annexe de Psychologie de la colonisation. S’il se félicite d’avoir mis au jour « certaines mystiques » utiles à la « cause anticolonialiste », il s’interroge sur la portée de l’explication psychologique du racisme « qui n’entre pas de façon définie dans une classification nosographique ». Que faire, en effet, de la « résistance », au sens analytique, à l’universalisme et de la persistance de la race ? Mannoni, dans une certaine confusion, ne parvient pas à répondre à cette question, mais reste convaincu de la justesse de son premier projet et de l’affirmation de la différence entre Noir et Blanc. C’est un peu sommaire. On peut s’interroger alors sur la nécessité de rééditer aujourd’hui un tel texte, qui ne constitue en aucune façon « une critique radicale du colonialisme » comme le prétend la quatrième de couverture. Il conviendrait de le présenter pour ce qu’il est, un témoignage historique sur une époque où, même pour de bons esprits « de gauche », la violence coloniale était totalement occultée et l’indépendance des pays colonisés inconcevable.

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