Si, paraphrasant Aragon pour qui la femme est l’avenir de l’homme, Bernard Golse assure que le bébé est l’avenir de la psychanalyse, nous pourrions peut-être, à la lecture de l’ouvrage de Suzanne Ginestet-Delbreil, envisager que, pour la psychanalyse, l’homme est le passé de la femme. Le premier, avec Le bébé, une chance pour la psychanalyse, nous conduit dans les premiers temps de l’histoire de chacun, la seconde, dans sa Petite histoire du désir au masculin, nous propose son éclairage sur l’inscription des hommes et des femmes dans l’histoire de notre culture.
« On sait les attaques forcenées qui se déploient depuis longtemps déjà contre la psychanalyse de l’autisme. Ces attaques masquent mal les attaques contre la psychanalyse en général, lesquelles masquent mal des attaques contre le soin psychique et, ce qui est plus grave encore, contre les sciences humaines c’est-à-dire, purement et simplement, contre la liberté de penser ! », et l’actualité ne contredit pas le propos de Bernard Golse. Psychiatre et psychanalyste, professeur d’université et ancien médecin-chef de pédopsychiatrie, président de nombreuses associations, cet auteur, figure respectée et soutient indéfectible de la psychothérapie psychanalytique, constate cependant que le débat reste possible avec certains neuroscientifiques.

Toutefois, cet ouvrage ne concerne pas uniquement l’avenir de la psychanalyse ; Bernard Golse nous montre avant tout combien le bébé est l’avenir de l’homme alors que, jusqu’au milieu du XXe siècle, il n’était, pour la plupart des professionnels, que le nourrisson : un être passif centré sur l’activité alimentaire. Chez les psychanalystes aussi, sa compréhension a changé : d’une conception orificielle, celle des zones érogènes, on est passé à une compréhension cutanée, où l’ensemble du corps est pris en compte. Il a été également découvert que les cinq sens se développent dès la vie intra-utérine : d’abord le toucher, puis l’odorat et le goût, l’audition suivie de la vue. N’oublions pas, comme l’avait souligné Freud, que le bébé humain est, à sa naissance, le plus immature de tous les mammifères ; une grande partie de la construction du cerveau humain se termine pendant les premiers mois. « L’acte de naissance proprement dit vaudrait plus comme “césure“ du point de vue de l’observateur extérieur que du point de vue du sujet ou du futur sujet », souligne l’auteur.
Dans cet ouvrage riche de références, il nous fait partager cette évolution, il nous entraîne dans la vie du bébé. Il nous explique les premières productions sonores du nourrisson, vécues comme des substances matérielles remplissant la bouche ; il nous montre que la première communication avec l’autre ne se fait pas d’emblée, tant que celui-ci n’est pas reconnu comme extérieur. Ce qui est donc essentiel, c’est le soin du lien, la communication préverbale ; elle est globale car elle n’est pas segmentale : une mimique ne se découpe pas. C’est la musique de la voix qui importe, et l’amour de l’opéra peut être entendu comme un équivalent de l’amour de la voix maternelle, celle des commencements, quand la dimension symbolique des mots échappe au sujet.
Le bébé est une chance pour la psychanalyse dans la mesure où la place du corps est comprise à partir de son étude. Bernard Golse nous rappelle Merleau-Ponty, assurant en 1960 que « la psychanalyse paye son tribut à la psychologie de son temps et oublie la chair et le corps ». Les psychanalystes ne peuvent l’oublier quand ils s’intéressent au bébé, lui qui ne demande rien explicitement. Le dualisme cartésien nous a induits en erreur, ironise l’ancien enseignant de l’université Paris Descartes ! Il rêve que tout psychanalyste soit formé à la fois à une pratique avec les adultes et avec les enfants. Ce volume chargé de références, qui recense aussi l’ensemble des différentes formes de psychothérapies d’inspiration psychanalytique, pourrait être un manuel si la psychanalyse s’apprenait dans les livres ; il est en tout cas un livre qui permet à chaque lecteur de se rêver bébé.
« Il n’y a pas d’originaire sans destin, et il n’y a pas de destin sans originaire », souligne Bernard Golse. Toutefois, l’originaire est marqué du sexe, ainsi le destin des hommes diffère de celui des femmes. Petite histoire du désir au masculin, le livre que la psychanalyste Suzanne Ginestet-Delbreil publie après Petite histoire du désir au féminin. Des bases érotiques de la domination sociale masculine (Campagne Première, 2020), en rend compte.
« Exiger l’égalité hommes/femmes […] est un impératif. […] Cependant, le domaine sexuel échappe au discours rationnel et logique du logos, traditionnellement réservé aux hommes. […] L’homme et la femme ont un corps dont la vie dans leur intimité échappe à la logique du discours rationnel », écrit Suzanne Ginestet-Delbreil. Le drame de l’être humain est de ne pas avoir accès au réel, mais d’être pris dans le logos, le langage dans sa dimension symbolique. C’est dans cette perspective que la psychanalyste nous introduit à une histoire du désir masculin : celle du rapport différent qu’ont les hommes et les femmes au logos. Pour n’en citer que quelques étapes : le christianisme est la première religion à séparer l’amour de l’éros, et, avec le Code Napoléon, les hommes sont libres de devenir de bons guerriers, dans ce qu’elle nomme une injonction à la virginité, puisque la sensualité est réservée aux femmes. La guerre de 1914-1918, dont nous ressentons encore les effets post-traumatiques, marque une rupture : la terreur mobilise les mêmes zones érogènes que le désir sexuel.
Cependant, avec le féminisme des années 1970, après Simone de Beauvoir, les femmes ont récupéré leur propre désir, le désir qu’un homme ressent pour elles ne les détruit plus. C’est, pour Suzanne Ginestet-Delbreil, ce que détourne le féminisme woke ou le mouvement #MeToo qui remet la chair au premier plan et exige des hommes qu’ils soient vierges de tout désir. Ainsi retrouve-t-on « les injonctions des penseurs du Moyen Âge », soutient-elle.
Deux livres de psychanalystes où chaque homme, chaque femme, peut interroger son inscription dans le monde, et se comprendre comme un ancien bébé.