Le Séminaire XII de Jacques Lacan (année 1964-1965) paraît, cinquante-deux ans après le volume XI (année 1964) paru en 1973. Ces deux séminaires marquent l’arrivée de Lacan à l’École normale supérieure : nouveau public, nouveaux enjeux et coordonnées de base d’un nouveau départ. Les « concepts fondamentaux » de la psychanalyse s’articulent décisivement à une topologie qui permet de dessiner l’horizon français de la problématique analytique.
Comme le précédent, ce séminaire se tient à un moment charnière, crucial donc, dans la trajectoire de Lacan. Exclu de l’IPA (International Psychoanalytical Association) en novembre 1963, il met fin à son séminaire de Sainte-Anne et le transfère à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à l’invitation de Louis Althusser en janvier 1964. Il s’agit donc, en décembre 1964, de sa deuxième rencontre avec un public nouveau qui n’est plus seulement celui de ses pairs psychiatres et analystes, mais celui de jeunes étudiants en philosophie, les élèves d’Althusser, à l’égard desquels il entretient une attente qui ne va pas être déçue. Lacan n’est pas encore l’auteur des Écrits, qui ne paraîtront qu’en 1966, mais une réputation le précède déjà qui le situe comme celui qui, par « un retour à Freud », dégage de la psychanalyse, au-delà du strict champ de la cure mais sans cesse à partir d’elle, une portée qui l’inscrit dans la constellation des sciences humaines en plein essor structuraliste et qui concerne aussi bien l’anthropologie que la linguistique et la philosophie (« ce que nous avons à dire dans la psychanalyse dépasse de beaucoup son application thérapeutique, le statut du sujet y est essentiellement intéressé »). Après avoir, l’année précédente, revisité les concepts qui font de la psychanalyse une théorie et une pratique de rupture par rapport à toute psychologie, l’inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion, Lacan poursuit la construction d’une spéculation qui porte de plus en plus la marque d’une démarche originale, s’engageant, sans rompre avec Freud, dans une voie nouvelle qui va trouver son apogée avec la publication des Écrits.
Le volume comporte seize séances, accompagnées d’annexes qui donnent à entendre des interventions de participants à travers les commentaires que Lacan en fait au cours des huit séances du « séminaire fermé » qu’il instaure cette année-là, le compte rendu du séminaire rédigé pour l’Annuaire de l’École pratique des hautes études, et enfin cinq pages de remarques descriptives sur les figures topologiques présentées lors du séminaire (rédigées par l’éditeur) suivies d’un Index des noms. Les extraits des séances fermées ne comportent pas le texte des interventions des participants (sous prétexte qu’elles ont été publiées à l’époque dans des revues ou volumes aujourd’hui introuvables) : seuls sont conservés de bref passages ou de brèves interventions dites « pertinentes ».

Le lecteur trouvera dans ce volume tous les thèmes qui constituent alors le déploiement de la spéculation lacanienne, figurant à l’époque en partie dans des articles de revue avant leur reprise dans les Écrits, accompagnés de ces apologues qui feront retour périodiquement et dont les analystes au cours des année qui suivirent et jusqu’à aujourd’hui feront des commentaires inlassables : le signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant, l’exemple des deux enfants à l’arrêt du train en gare qui s’arriment différemment à la division Hommes/Dames des toilettes, l’introduction de la bouteille de Klein, de la bande de Moebius, du tore et du cross-cap, la fameuse expérience du bouquet renversé, l’interprétation très particulière du cogito cartésien, la refente du sujet, le réel comme impossible, etc. Le parcours général du séminaire est très clair : il part de l’articulation du sujet au langage (sous-titre général : « Le sujet dans son rapport au langage ») et conduit à l’objet petit a, annoncé comme le thème de l’année suivante, après avoir parcouru les différents orbes de cet espace hallucinatoire dans lequel le sujet croit trouver son rapport au monde mais le rate et le reconstruit dans l’univers enchanté du symptôme (dont Alice au pays des merveilles, notamment, permet de saisir le ton).
Freud le premier (à la suite en réalité de Spinoza qui ouvre le bal avec la connaissance du premier genre, mais qui n’est pas mentionné dans ce séminaire) avait introduit avec la dimension de l’inconscient ce doute radical porté sur le rapport du sujet au réel, et Lacan se propose, en déployant l’intérêt déjà freudien pour le langage jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, de renverser les présupposés de la psychologie. La prise dans le langage bouleverse totalement la dimension de l’objectalité et cette opacité, à laquelle comme – Lacan le souligne – le rappelle Freud, il n’est pas question de se laisser aller, doit faire l’objet d’une enquête d’un autre type. Si la situation analytique est non pas la connaissance et la reconnaissance d’une identité (ce qui est la démarche du sujet savant), plus précisément encore la reconnaissance de l’identité d’un objet par un sujet, mais une expérience de l’identification où le sujet voit sa place et sa structure subverties, il est alors nécessaire de passer à un autre régime de traitement ou de formalisation que celui des concepts.
Lacan tire ici la leçon du séminaire de l’année précédente : « J’ai parlé l’année dernière des fondements de la psychanalyse et des concepts qui me paraissent essentiels pour structurer son expérience. Or, vous avez pu le voir, nulle part, à aucun niveau, ce n’était de vrais concepts […] Le sujet qui apporte ces concepts est toujours impliqué dans quelque manière dans son discours même. Je ne puis parler de l’ouverture et de la fermeture de l’inconscient sans être impliqué, dans mon discours même, par cette ouverture et cette fermeture ». C’est là le choix que fait Lacan de s’appuyer sur un tout autre niveau de formalisation, celui de cette région des mathématiques qu’on appelle la topologie. L’un des intérêts de ce séminaire est de faire saisir avec une grande clarté la nécessité profonde de cette décision : « Le recours à la topologie m’a paru s’imposer, surgir, d’une expérience, celle de l’identification, qui est bien la plus singulière à laquelle nous avons affaire dans la psychanalyse, et c’est parfois, souvent, toujours peut-être, la plus confuse qui soit ».
La mobilisation de la topologie permet de congédier la matrice représentationnelle qui fait de nous des sujets, depuis la Renaissance, qui se pensent dans l’horizon des lois de la perspective : si la géométrie euclidienne permet de manipuler des objets, elle devient impuissante à dessiner l’espace de la subjectivité et de son objectalité paradoxale. Du sujet à l’objet a en passant par le langage, tel est donc l’itinéraire qui se dessine, étranger tant au plan qu’à la troisième dimension (« N’allez pas vous perdre dans des imaginations concernant le volume, qui n’est nullement intéressé en la matière »). Lacan a voulu donner les moyens aux analystes de cesser de se penser, de se tenir, comme des sujets face à des objets, ou face à ces sujets-objets que sont les patients de la psychologie (pour ne pas parler de la psychiatrie). Il est intéressant de noter que ce geste est exactement le même qu’accomplit au cours des mêmes années Wilfred Ruprecht Bion en s’appuyant sur un autre registre mathématique. Lacan le savait sans doute (il évoque « ce très curieux milieu qu’est la communauté analytique anglaise » !) mais il ne s’est pas soucié que son auditoire en soit tenu au courant. Il l’entraîne dans la voie d’un dépaysement grandissant, toujours plus loin de ses repères spatiaux traditionnels, dans un univers, où, comme dans Alice, les oppositions intérieur/extérieur, dessus/dessous, devant/derrière n’ont plus tout à fait cours.
Tournant dans tous les sens bande de Moebius et bouteille de Klein, il en perd souvent son auditoire, et on sent qu’il le sait, et se perd parfois lui-même. Apparaît alors son habituelle et dérangeante ambivalence qui associe parfois dans la même phrase arrogance et mépris pour ses auditeurs, souci de les mettre au travail tout en leur ôtant les moyens de le faire, mais en les leur donnant quand même (le « séminaire fermé », ouvert à tous – ceux qui le demandent –, mais quand même fermé : exemple typique d’un espace non euclidien), passion permanente de les séduire, soif de reconnaissance, mais des plus grands seulement. Tout cela est bien connu. Lévi-Strauss, Foucault sont exhibés comme des repères complices, mais Althusser subit un traitement particulier. Il s’agit en effet de parler à ses élèves, possiblement futurs disciples, mais plutôt sous la forme d’un kidnapping ; à deux reprises, sans que son nom soit mentionné, une incursion dominatrice surgit : sur le capitalisme et sur l’idéologie dont la psychanalyse seule aurait une théorie valide, le philosophe et « sa position fausse » se retrouvant « dans la même position de valet que le psychologue qui est là pour nous donner les conditions de possibilité d’un sujet dans une société dominée par l’accumulation du capital ».
En d’autres termes encore, la totalité de ce séminaire est consacrée à l’invalidation des coordonnées et des présupposés de la psychologie (Piaget notamment, à qui Lacan oppose Vygotsky), grand combat par lequel Lacan entend faire barrage à tout ce qui vient d’Amérique du Nord. Et ce combat sans doute fut gagné, du moins en principe car la psychologie fait toujours retour dans la vie quotidienne du thérapeute… Mais, ce faisant, il ne prend pas garde qu’il fonde peut-être ce qui est l’autre dérive majeure de la psychanalyse, une (nouvelle) anthropologie, celle du parlêtre, qui se définit par quelque chose qui a bien de la peine à ne pas être un propre, à la manière d’Aristote. De cela seul peut-être Derrida fut véritablement averti, mais ceci est une autre histoire.