La natation, sport de glisse 

Notre hors-série de l'été 2022 : NagerLa natation est aussi une activité qui s’analyse scientifiquement. Didier Chollet, spécialiste de l’approche scientifique de la natation sportive, apporte ici la vision professionnelle du sport à propos des quatre nages olympiques.

S’il paraît évident que l’activité « natation » est inscrite dans la catégorie des « sports cycliques », elle ne l’est pas dans les « sports de glisse » – alors que les phases de glisse y jouent un rôle prépondérant.

La spécificité des « activités cycliques » (appelées « continues » dans le langage international) est caractérisée par le fait que le déplacement locomoteur est obtenu par la réalisation d’une motricité reproduite de manière identique ou similaire (cycle). Les locomotions humaines le plus couramment catégorisées dans les activités (ou sports) cycliques sont bien sûr la marche, la course à pied, le vélo (cyclisme), l’aviron, le patinage (à glace ou à roulettes), etc.

Parmi certaines activités cycliques, il est possible de différencier des logiques alternées ou simultanées. La grenouille, sur terre comme dans l’eau, privilégie ses actions simultanées, alors que les bipèdes ou les oiseaux réalisent leurs déplacements au sol de manière alternée. Dans les APS (activités physiques et sportives), lors de son « coup d’aviron », le rameur en « skiff » réalise les phases de propulsion ou de retour de manière simultanée avec deux avirons (de couple). Dans le canoë, le pagayeur réalise ses mouvements locomoteurs alternativement. En natation, deux nages sont alternées (crawl et dos crawlé pour les épreuves de nage libre et de dos) et les deux autres nages (brasse et papillon) sont simultanées par obligation règlementaire.

La dénomination « sport de glisse » est, de son côté, assez restrictive. Elle est en effet récente, peu traduite en d’autres langues. Alain Loret, dans La génération glisse (1995), nous montre comment le sport est passé d’un rôle historique « d’utilité-publique » à une fonction nouvelle « d’utilité-ludique ». Dans sa conception, le sport est en plein renouvellement : « extrême, éclate, hors piste, hors normes, hors limites ». Concernant les sports de glisse, il cite les pratiques suivantes : « VTT, windsurf, surf, snowboard, skate, roller, canyoning, parapente, bodyboard, rafting » et dit que « le sport est en plein renouvellement ».

À moins d’assimiler le BMX ou le VTT au cyclisme, le ski au ski de fond, ou le canyoning au canoë-kayak, aucune des activités cycliques n’apparaît vraiment dans les activités de glisse. Pourtant, si l’on s’intéresse aux définitions du verbe « glisser », on s’aperçoit que certaines sont en rupture avec la logique spécifique des « sports de glisse » préalablement définis. Pour le dictionnaire Robert, « glisser » signifie « se déplacer dans un mouvement continu sur une surface lisse ou le long de notre corps » et les « sports de glisse » désignent « l’ensemble des sports où l’on glisse (ski, planche à voile, surf… )».

Sur la base de ces définitions, de nombreuses activités physiques et sportives, non prises en compte dans la « logique sports de glisse » peuvent être ajoutées. Parmi elles, celles qui sont en même temps des activités cycliques et de glisse peuvent être identifiées, en particulier le patinage (à glace ou à roulettes), le vélo (y compris de piste), le canoë-kayak ou la natation.

Du fait de leur caractère « continu », dans les activités cycliques chaque cycle locomoteur peut être décomposé en « phases ». L’analyse de la coordination en natation démontre que des phases de glisse sont identifiables dans chacune des quatre nages. Il est possible de différencier les phases de glisse pures (où, comme en brasse, le nageur profite de sa précédente propulsion pour ne rien faire et donc glisser) et les phases de glisse intégrées à la propulsion (où le corps glisse durant la phase propulsive).

En crawl, les membres supérieurs sont les sources principales de la propulsion. Le nageur doit alterner efficacement les actions du bras droit et celles du bras gauche aidées par un battement de jambes. Le crawl est la plus rapide des nages. Il est utilisé sans exception sur l’ensemble des épreuves de haut niveau en nage libre. On peut distinguer trois formes différentes de coordination bras/jambes : un rapport de six, de quatre ou de deux battements par cycle de bras. En ce qui concerne la coordination des bras, un cycle complet de nage peut être composé de nombreuses phases. Selon les auteurs et les logiques utilisées, les phases constituant un cycle de bras sont plus ou moins nombreuses. Par exemple, six repères et cinq phases sous-marines lors d’un cycle de bras en crawl sont proposés dans la figure 1.

La natation est aussi une activité qui s’analyse scientifiquement. Didier Chollet apporte la vision professionnelle du sport à propos des quatre nages olympique

© Didier Chollet

Compte tenu de la durée d’une phase (de l’ordre d’une demi-seconde) et de la précision de la mesure (2/100e de seconde), nos protocoles ont limité à quatre phases fonctionnelles la durée d’un cycle de crawl. Les mouvements propulsifs ont été regroupés en deux phases : B, la traction, et C, la poussée. Les mouvements non propulsifs : A, la phase sous-marine de prise d’appui, et D, la phase aérienne de retour. La représentation graphique de ces quatre phases est illustrée ci-dessous.

La natation est aussi une activité qui s’analyse scientifiquement. Didier Chollet apporte la vision professionnelle du sport à propos des quatre nages olympique

© Didier Chollet

Sur terre, lorsque la vitesse de locomotion augmente, l’homme passe de la « marche » à la « course ». Dans l’eau, il en est de même pour le nageur de crawl qui fait évoluer sa propulsion : il passe d’une coordination en « rattrapé » (avec des temps morts dans sa nage), puis en « opposition » (faisant se succéder la propulsion de son bras droit et celle de son bras gauche), enfin à très grande vitesse, il nage en « superposition » (il n’attend pas qu’un bras ait fini de propulser pour commencer avec l’autre).

En 2000 a été créé un outil capable de mesurer ces changements : l’index de coordination utilisé aujourd’hui comme référence dans le monde entier pour évaluer la coordination en crawl. Cet index a notamment permis de suivre objectivement les progrès de nombreux nageurs, dont certains médaillés olympiques. Ces évaluations et cet index ont bien démontré que le nageur de crawl optimise sa propulsion en la prolongeant par un temps de glisse.

En dos crawlé, caractérisé pourtant comme une nage alternée, il n’est possible de nager ni en superposition ni même en opposition de phase, du fait des limites articulaires des épaules. De ce fait, une phase supplémentaire apparaît dans cette coordination : la phase de dégagé. Cette phase supplémentaire n’étant pas propulsive, elle s’ajoute aux deux autres phases non propulsives (la prise d’appui et le retour). En dos crawlé, la coordination est donc toujours en mode rattrapé, quelle que soit la technique utilisée. Les temps de glisse dans cette nage restent assez limités, mais ils existent bien.

En papillon, si l’évaluation de la coordination des bras est similaire à celle du crawl, concernant les phases des mouvements de jambes, elles sont identifiées par les points morts hauts et les points morts bas des actions ascendantes et descendantes de chacune des deux ondulations. La structure de coordination, mesurée par l’index de propulsion en papillon, identifie la relation de ces temps et phases des bras et des jambes entre eux.

Les ondulations des jambes (similaires à celles du dauphin), caractéristiques de cette nage, sont un modèle de la logique de glisse des déplacements aquatiques. D’ailleurs, à l’heure actuelle, en dehors de la brasse du fait de son règlement spécifique, dans les trois autres nages toutes les parties non nagées qui le permettent (comme après le plongeon ou au virage) sont réalisées en ondulations. Historiquement, l’augmentation des phases sous-marines d’ondulations peut être expliquée d’une part par l’évolution des théories biomécaniques relatives à la propulsion aquatique (théorème de Bernoulli ou théorie du vortex), et d’autre part par la recherche d’amélioration de l’amplitude de nage par minimisation des résistances à l’avancement. D’ailleurs, une des évolutions historiques de la performance en compétition de natation est l’amélioration de l’amplitude de nage et sa conséquence sur l’augmentation de la vitesse de déplacement.

En brasse, la méthodologie d’évaluation de la coordination montre le rôle essentiel que jouent les jambes dans la propulsion. Par ailleurs, la brasse est la seule des quatre nages où le règlement interdit les retours aériens. De ce fait, l’obligation de réaliser les phases de retour tant pour les membres supérieurs que pour les membres inférieurs augmente les résistances. C’est ce qui explique que cette nage est la moins rapide en compétition.

Cependant, si on étudie les différentes phases, il apparaît qu’un temps de glisse important se situe après chaque phase propulsive et avant celle de retour. Chez le nageur expert, un temps mort faisant suite à la propulsion lui permet de profiter de sa propulsion pour continuer à avancer dans l’eau (donc en glissant). Il apparait qu’au fur et à mesure de l’augmentation de vitesse les écarts temporels se modifient. Par exemple, le temps de glisse, très important à l’allure du 200 m, se réduit progressivement aux 100 m et à l’allure du 50 m, mais, si ce temps de glisse synchrone entre les bras et les jambes se limite à vitesse élevée, il reste très important pour chacun des mouvements (bras ou jambes) pris spécifiquement. Il est ainsi mis en évidence que, chez le nageur expert, même à vitesse élevée (allure du 100 m), les jambes passent 46 % et les bras 48 % du temps de chaque cycle de nage à ne rien faire, pour profiter des temps de glisse !

De la même manière qu’un conducteur débutant continue de freiner d’un pied pendant qu’il accélère de l’autre, le brasseur débutant gaspille son énergie en freinant avec ses bras pendant que ses jambes tentent de propulser son corps. Et, comme pour le débutant en patin à roulettes qui commence à marcher avec ses patins avant de glisser, il ne profite pas de la logique de l’expert qui passe autant de temps à glisser qu’à se propulser.

La natation est aussi une activité qui s’analyse scientifiquement. Didier Chollet apporte la vision professionnelle du sport à propos des quatre nages olympique

En haut, de gauche à droite : le nageur expert parvient à synchroniser la propulsion des bras ; les jambes sont profilées pendant les phases de retour des bras et des jambes. En bas, de gauche à droite : les bras sont profilés pendant  la propulsion des jambes ; puis le nageur expert accepte de ne rien faire (et donc se laisse glisser) pour profiter de la propulsion réalisée par ses jambes © Didier Chollet

Ainsi, en natation, l’observation moderne a permis de montrer que, dans une logique d’optimisation de la performance motrice (gestion des contraintes contradictoires, « maximisation » de la propulsion et « minimisation » des résistances à l’avancement), le fait de profiter du temps d’appui en le prolongeant par un temps de glisse permet d’augmenter la distance par cycle, paramètre déterminant de la vitesse de déplacement. À ce titre, en plus d’être une activité cyclique, la natation est bien un « sport de glisse ».


Entre autres ouvrages, Didier Chollet a écrit Natation sportive. Approche scientifique (1997). Il est également l’auteur de vidéos, disponibles sur la chaîne publique « canal u natation ».