L’obstination littéraire

En ces temps difficiles, guerriers, le livre d’Hélène Frédérick, composé d’une partie inédite, « Notes obliques », et de « Chroniques du Bathyscaphe » (déjà publiées dans la revue éponyme), fait du bien. Son titre, Une grande maison, cette nuit, avec beaucoup de temps pour discuter, propose d’emblée d’entrer dans la lecture comme dans une expérience d’hospitalité, d’illimité et de franchise.


Hélène Frédérick, Une grande maison, cette nuit, avec beaucoup de temps pour discuter. Oie de Cravan, 88 p., 14 €


L’écriture d’Hélène Frédérick nous invite à la suivre dans le revers du brouhaha, là où il est possible d’entendre, de distinguer et d’approfondir une tonalité personnelle, là où l’attention, soulagée du bruit et des injonctions, trouve la possibilité d’un engagement qui redonne à la pensée le temps de la fluidité, de l’étonnement, d’une connexion sensible et singulière au monde – fût-il, ce monde, aussi fragile qu’un nid perché dans les branches et menaçant de tomber.

La première partie du livre est constituée d’un ensemble de textes courts, d’une à quelques phrases, ilots séparés les uns des autres, mais d’un même archipel. Ce sont des notations de l’infra-ordinaire : des choses vues, des pensées quasi aphoristiques, des SMS d’une mère lointaine quelque part au Canada, des projets de livres, des commentaires sur telle élection politique. Elles sont datées, présentées de façon chronologique (les dates n’apparaissent pas mais on les retrouverait sans peine), et semblent ainsi avoir été collectées au jour le jour comme on ramasse des galets, pour prendre le temps d’égrainer le temps, puis disposées les unes par rapport aux autres, jusqu’à ce qu’elles dessinent plus qu’un égrainage : une forme. Celle-ci est entretissée de circonstances personnelles et collectives, apparemment aléatoire, donc : et cependant, a posteriori, on perçoit sa nécessité.

Une grande maison, cette nuit… d'Hélène Frédérick : l'obstination littéraire

Hélène Frédérick © Carlo Zeppa

L’écriture est attentive à ce qui, dans les choses vues, rêvées, remémorées, relève de l’incongru et du dépareillé, à ce trop de réel qui vient, de façon chaque fois répétée et chaque fois différente, déclencher la rêverie et la méditation. Les textes d’Hélène Frédérick sont alors comme les poussées d’une prose (des boutons de prose, pourrait-on dire) obstinée, commencée dans le bleu de travail d’une adolescence d’atelier. Ils s’inscrivent (très consciemment, comme le montrent les textes de la deuxième partie) dans une tradition qui valorise, en littérature, en poésie, mais aussi en politique, le rythme un peu claudicant de l’impair, voire du « nullipare », ce qui échappe à l’héroïque, aux généalogies prévisibles et en dégonfle un peu les postures. On songe ici ou là à Verlaine, à Laforgue, à la poésie de l’après-Hugo. Explicitement, l’autrice évoque Pessoa, Kleist ou le marionnettiste Richard Teschner.

Les bas sur le sol de la salle de bain gardent, vestige banal et incongru, la forme que leur a imprimée un geste de jambe et de pied ; la femme du métro 6 (segment aérien) a une tête juvénile sur un corps beaucoup trop vieux pour elle ; une bifurcation par un magasin de visserie parisien rappelle à l’autrice l’atelier de son père. L’association d’idées, les comparaisons font, à partir de détails saillants, peu à peu advenir des formes et fictions composites, à la fois justes, très ancrées dans le monde commun, et très légèrement dissonantes, comme si les dissonances garantissaient l’espace de l’interprétation et de l’imaginaire et faisaient ainsi respirer les textes – ouvrant « la nuit » et « le temps » du titre. Ailleurs, l’autrice rappelle le gout des « retailles » de son enfance : ce qui reste des plaques d’hosties, une fois que ces dernières en ont été détachées. Elles sont de la même farine et de la même eau, mais se laissent d’autant mieux gouter, semble-t-il, qu’elles sont ce que le divin, dans sa munificence, a laissé de côté.

La forme oblique qu’explore Hélène Frédérick fait signe vers ce qui serait un récit total, lequel n’advient pas, et laisse ainsi une place au travail toujours recommencé de la fiction légèrement ironique, de la mémoire, des essais de voix, de phrases, ou de violoncelle : à tout ce qui donne à penser l’œuvre littéraire et son achèvement propre comme un juste renoncement à la totalité.

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