Jeannie Gobillard, épouse Valéry

Si l’on s’en tient au Journal, par ailleurs magnifique, de Catherine Pozzi, on n’aura pas une bonne opinion de Jeannie Gobillard. Et pour cause : celle-là souhaitait supplanter celle-ci auprès de Paul Valéry. Aussi la dépeint-elle comme une femme au foyer dénuée d’envergure, qui contraint son mari à fréquenter une société mondaine des plus superficielles et le fait vivre dans une ambiance et un appartement peu propices au travail littéraire. Mais la publication d’Eurêka permet de changer cette image.


Jeannie Gobillard-Valéry, Eurêka. Souvenirs et journal (1894-1901). Édition établie par Marianne Mathieu avec la collaboration de Claire Gooden. Musée Marmottan Monet/éd. des Cendres, 250 p., 36 €


Les souvenirs et le journal de Jeannie Gobillard, jusqu’alors inédits, sont une révélation, pour ce qui la concerne, et parce qu’ils font revivre la société de son milieu, constituée des grands noms de l’art de cette époque. Souvenirs et journal gravitent essentiellement autour de Paul Valéry, le fiancé puis le mari bien-aimé. Et le cahier qui les complète propose à ses lecteurs des notes substantielles sur la vie de la jeune femme.

Eurêka. Souvenirs et journal (1894-1901), de Jeannie Gobillard-Valéry

« Portrait de Jeannie au piano et Paule l’écoutant » par Julie Manet © Christian Baraja SLB (avec l’aimable autorisation du Musée Marmottan Monet)

Au moment de leur rencontre, Jeannie a 21 ans, et Paul Valéry 27. Elle n’a jamais connu son père, interné pour aliénation mentale avant sa naissance, et a perdu sa mère, morte d’un cancer en 1893. C’est sa sœur Paule, de dix ans son aînée, qui veille sur elle. Et c’est Berthe Morisot, sa tante, épouse d’Eugène, frère d’Édouard Manet, qui prend d’abord en charge Jeannie et s’occupe d’elle en même temps que de sa fille, Julie Manet. Jeannie et Julie, déjà liées depuis l’enfance – elles n’ont qu’un an d’écart, sont nées à la même adresse –, deviennent inséparables et se comportent comme deux sœurs.

À la mort de Berthe Morisot, une disparition de plus dans la vie de Jeannie déjà bien assombrie, Stéphane Mallarmé devient le tuteur de Julie et le protecteur de ses cousines Jeannie et Paule. Un rôle qu’il assumera scrupuleusement jusqu’à la fin de sa vie. Jeannie, on le voit, orpheline malheureuse, n’est pourtant pas abandonnée. Elle a, comme sa sœur aînée, des dons pour la peinture, un art auquel Paule se consacre alors qu’elle lui préfère la musique. Toutes deux, et Julie Manet, sont familières de Degas et de Renoir, prennent des cours auprès de peintres, posent pour eux, après avoir posé pour Berthe Morisot. Et Jeannie prend des cours de musique mais a du mal à entrer au Conservatoire de Paris, qui n’accepte pas de femmes. Elle n’y parviendra qu’en 1899.

Tout cela ne signifie pas que Jeannie vive dans l’opulence. Au contraire. Sa mère avait déjà dû travailler, lors de l’internement de son mari, pour élever ses deux filles. Ses seules richesses à elle, Jeannie, sont ses deux pianos, un droit et un à queue, et, à la mort de sa tante Berthe, le capital qu’elle reçoit par testament. Quant à Valéry, il ne vit d’abord que de ses modestes appointements, d’abord comme rédacteur au ministère de la Guerre, puis comme secrétaire d’Édouard Lebey, administrateur de l’agence Havas.

Eurêka. Souvenirs et journal (1894-1901), de Jeannie Gobillard-Valéry

Collection particulière, photo © Christian Baraja SLB (reproduction avec l’aimable autorisation du Musée Marmottan Monet)

Les trois jeunes filles partagent un appartement d’un immeuble construit par Berthe et Eugène Manet. Dès 1897, Stéphane Mallarmé, mais Degas aussi, pense à marier Jeannie à Paul Valéry. C’est lors d’une de leurs premières rencontres que Jeannie parle à Paul Valéry du poème d’Edgar Allan Poe « Eurêka », qu’elle a découvert indépendamment de lui. Leur admiration réciproque pour cette œuvre contribue certainement à les rapprocher. Considéré par Valéry comme une épopée du savoir, « Eurêka » est un essai poétique contenant, d’après l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, des « intuitions fulgurantes qui semblent anticiper plusieurs découvertes de la physique du XXe siècle » telles que l’âge fini des étoiles, les trous noirs, la théorie du chaos… La fusion de Julie et de Jeannie est telle qu’elles se marieront le même jour à l’église (elles sont toutes deux très croyantes), la première avec Ernest Rouart et la seconde avec Paul Valéry.

Les écrits de Jeannie, dont nous devons la publication à sa petite-fille, Martine Boivin-Champeaux, couvrent la période qui va du 3 mai 1894 au 17 juillet 1901 et s’attachent à reconstituer, avant qu’elle ne sombre dans l’oubli, la période qui a précédé la demande en mariage de Valéry : « Je découvre qu’il s’est emparé de moi, qu’il a pénétré jusqu’au plus profond de mon être […] et maintenant je sens que je n’ai plus de raisons d’exister sans lui, de tourner seule sur ma planète », écrit-elle au début de ses souvenirs. Ou encore : « Après son départ, j’ai compris avec effroi que tout moi était désorganisé, entièrement il avait tout pris. »

Elle doute avec effroi et désespoir de son amour. « L’état procuré par l’insomnie était bizarre. Il me semblait que tout mon corps tournait en plume et le cœur énorme battait douloureusement chaque fois qu’on me parlait de lui, que j’y pensais avec plus d’intensité, contre ces parois chatouilleuses de plumages ». Elle doute d’elle, de l’intérêt qu’elle peut présenter pour lui. Elle se sent très jeune fille : « Songer que j’avais un corps m’était odieux. Et puis j’étais petite, petite, naïve et si jeune presque rougissante, maintenant à mes pensées. » Cependant, elle a tort : « Ce Valéry si correct, si presque sec, aujourd’hui me suivait pas sur pas […] Tandis que je jouais La Lune [la Sonate au clair de lune, de Beethoven], je sentais que j’étais écoutée avec amour. Il était dans le piano, pour ainsi dire, dans la queue du piano, me tournant à peu près le dos, mais j’y lisais son émoi ». Elle convient pour finir : « Nous étions le même instrument. Il suffisait de l’accorder ».

Nous pourrions continuer à citer la jeune femme pour montrer son talent de diariste, quand par exemple elle nous brosse le portrait de celui qu’elle appelle le barbare : « ce qui frappe, c’est sa mobilité, un mélange de grâce et de sècheresse, ou plutôt un désir d’être sec […] Il a l’air jeune et fatigué » ; retenir les passages où sa vie se confond avec celle des amis qui l’entourent et qui veillent sur elle, ou encore les moments où elle fait montre de son intelligence, de l’exigence de sa culture, et de sa sensibilité à l’art. « Êtes-vous peinture ou musique ? », lui demande un jour Valéry. Elle est musique mais elle sait peindre : la voici décrivant le jet d’eau du bassin de Bacchus, contemplé dans le parc du château de Versailles : « j’admirais l’échange de politesse qui a lieu entre le jet d’eau et le soleil, le jet d’eau faisant jouer aux gouttelettes merveilleuses le souvenir de lumière que lui envoie le soleil avant de disparaître. On cherchait le moyen de rendre en peinture cette légèreté et tout à la fois la lourdeur de cette eau ». Nous nous arrêterons là, espérant seulement avoir donné le désir de connaître Jeannie autrement qu’à travers son prestigieux fiancé. Pour elle-même.

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