Saussurisme et néo-saussurisme

Chroniques néo-saussuriennes (1)

La réception de la pensée linguistique de Ferdinand de Saussure est une aventure peu banale. Au XXe siècle, cette pensée a marqué la science du langage sur la foi du Cours de linguistique générale. Or, ce livre n’est pas de la main de Saussure, et il a sérieusement déformé sa vision. Au XXIsiècle, des manuscrits retrouvés dans une orangerie – publiés dans les Écrits de linguistique générale – redonnent la parole au linguiste genevois et permettent de comprendre d’une manière nouvelle sa vision fondatrice.

Que nous apprend l’histoire des textes saussuriens ? Elle nous raconte un jeune prodige, auteur en 1878 d’un traité révolutionnant la phonologie comparée des langues indo-européennes. Il a tout juste vingt ans. Peu après, il publie un essai sur la syntaxe du sanskrit – un nouveau coup de maître. Le jeune Ferdinand de Saussure est accueilli à la Sorbonne, à l’École des hautes études. Il y enseigne pendant dix ans la linguistique historique et comparée.

Puis il regagne Genève, sa ville natale. Il prend alors du recul et médite, solitaire, sur la question de la scientificité en linguistique. Il travaille au cours des années 1890 à deux livres œuvrant à poser les fondements d’une linguistique future. Deux ouvrages « dont la rédaction est poussée fort avant » (1) – mais qui resteront dans ses tiroirs. Ce n’est que deux décennies plus tard, autour de 1910, qu’il développe à nouveau sa réflexion sur les principes d’une science du langage. Cette fois, c’est à l’occasion de leçons qu’il donne à l’université de Genève sous l’intitulé « linguistique générale ». Des leçons soigneusement prises en note par leurs quelques auditeurs.

Ni les écrits des années 1890 ni les leçons genevoises ne seront publiés avant longtemps. Pour les écrits, c’est tout simple : à la mort de Saussure, en 1913, on ne les retrouve pas et on les tient pour perdus. Pour les leçons, c’est plus tortueux. Un linguiste renommé, Antoine Meillet, en outre le plus proche disciple de Saussure, projette de réaliser une édition fidèle des cahiers d’étudiants. Ce projet est sabré par deux universitaires genevois qui mettent la main sur l’héritage intellectuel de Saussure et se proclament ses « éditeurs ».

Le Cours de linguistique générale paraît en 1916. Tout au long du XXe siècle, c’est ce livre qui divulguera la pensée saussurienne. Ce Cours a été joliment qualifié par Jean-Claude Chevalier de « bizarre production » (2) : ses rédacteurs se sont inspirés, certes, des notes des étudiants, mais ils les ont réorganisées à leur guise, et les ont réécrites de bout en bout. Ils ont en réalité – en partie à leur insu, en partie délibérément – faussé la pensée de Saussure sur des points capitaux. Notamment, ils réduisent la portée de la linguistique saussurienne à la langue, alors que Saussure concevait sa linguistique comme incluant aussi, et inséparablement, le domaine de la parole ; et ils ne reconnaissent pas la dimension syntaxique comme étant, en elle-même, un système sémiotique constitutif de la langue. Deux attitudes malencontreuses qui contribueront à brouiller la compréhension de la vision saussurienne. Pourtant, malgré ses imperfections, le Cours de linguistique générale connaît un succès fulgurant. Il exercera une influence déterminante sur toute la linguistique du XXe siècle.

Le temps passant, les notes d’étudiants des leçons genevoises finissent par être publiées. Systématiquement comparées au Cours, elles confirment ses inexactitudes. Toutefois, ces travaux d’exégèse auront un impact limité. D’autant plus que les leçons de Saussure sont marquées par leur simplification pédagogique. Et que, contrairement aux écrits perdus, ces leçons ne sont pas primordialement une réflexion sur la refondation de la linguistique. Pas plus que le Cours qui en découle.

Chroniques néo-saussuriennes (1) : Saussurisme et néo-saussurisme

© Maud Roditi pour EaN

En 1996, dans cette situation quelque peu figée, survient un évènement inespéré. Sur les rayons d’une orangerie, on retrouve les écrits des années 1890. En particulier deux manuscrits : un traité au titre énigmatique, De l’essence double du langage ; et des textes brefs retitrés ultérieurement Aphorismes Unde exoriar. La pensée que révèlent ces pages est à la fois éblouissante et déroutante – sans commune mesure avec le Cours, mais également très différente des écrits et des notes d’étudiants connus jusqu’alors. Aussi la publication de ces manuscrits, en 2002, dans les Écrits de linguistique générale, bouleverse-t-elle profondément le corpus saussurien. Les nouveaux textes répondent à des questions qui étaient restées jusque-là irrésolues. Mais surtout, leur confrontation avec les textes déjà connus permet une réinterprétation de tous ces écrits les uns par les autres. Bref, ce nouveau corpus, permettant nombre d’éclaircissements théoriques, met en lumière un Saussure nouveau. C’est ainsi que l’appellation de néo-saussurisme en est venue à désigner, après le saussurisme du Cours de linguistique générale, la nouvelle donne des Écrits de linguistique générale.

Au fil des réinterprétations néo-saussuriennes, une thèse – correctement transmise par le Cours – demeure centrale.  C’est celle de la différentialité. Elle est d’une absolue nouveauté dans l’histoire des idées et peut se formuler ainsi : le langage, dans son essence même, a pour forme une algèbre de valeurs différentielles. À cette thèse s’ajoute ce corollaire : une linguistique capable de rendre compte de ces valeurs différentielles pourra satisfaire aux critères d’une science exacte.

Cette thèse a inspiré, directement ou indirectement, des évolutions notables de la linguistique au XXe siècle. Il semble cependant qu’elle soit restée incomplètement exploitée dans sa radicalité. Les manuscrits de l’orangerie sont, à cet égard, un rappel à l’ordre. La thèse de la différentialité s’y trouve, en elle-même, approfondie et précisée. Et, par ailleurs, elle est intimement liée aux avancées théoriques engendrées par le nouveau corpus. En réalité, le renouveau néo-saussurien pourrait être caractérisé comme le déploiement de la thèse de la différentialité dans un programme scientifique réinformé par le nouveau corpus.

En épilogue de cette longue histoire de textes – elle chevauche trois siècles –, on évoquera lapidairement trois avancées, parmi d’autres, du néo-saussurisme :
– La double essence du langage : resté inconnu jusqu’aux découvertes de l’orangerie, le concept de « double essence » pose nouvellement la base d’une théorie unifiée et intégrale des objets de la linguistique.
– L’inséparabilité de la langue et de la parole : s’opposant au Cours de linguistique générale, le corpus néo-saussurien postule, pour principe théorique fondamental, l’articulation de la langue et de la parole. Une articulation rendue analysable, en pratique, par la théorie de la double essence.
– L’interprétation comme objet empirique : de l’épistémologie propre à cette linguistique renaissante, il découle que son objet empirique ne saurait être autre que le fait de l’interprétation. Aussi peut-on qualifier le néo-saussurisme à la fois de linguistique de la double essence et de linguistique de l’interprétation.

Les présentes « Chroniques néo-saussuriennes » veulent témoigner de ce renouveau d’une linguistique au sein des sciences humaines. En documentant et en éclairant son contenu scientifique (Linguistique). En scrutant, sous cet éclairage, le long cours et l’actualité des pratiques interprétatives (Textes). En s’autorisant une réflexion plus large, librement inspirée par la pensée redécouverte de Saussure, sur la vie sociale et son histoire (Histoire). On y traitera aussi, au fil du temps, des parutions significatives dans ce domaine.


  1. Ce sont les termes de son ami Maurice Grammont.
  2. Jean-Claude Chevalier, figure marquante en histoire de la linguistique, évoque ainsi le Cours de linguistique générale et ses rédacteurs – qui se présentent étrangement comme des « éditeurs » et font de Saussure « l’auteur » de l’ouvrage  : « Le maître étant mort sans laisser d’œuvre d’ensemble, ils prétendaient ressusciter les grands traits de la doctrine professée pendant trois ans à Genève dans des cours de linguistique générale auxquels ils n’avaient pas eux-mêmes assisté ; ils disaient appuyer cette synthèse sur des notes d’étudiants, sur les conversations qu’ils avaient eues avec Saussure. Cette bizarre production devait désormais, sous le nom de Cours de linguistique générale, véhiculer le message « saussurien » » (Jean-Claude Chevalier, « Un destin étrange », La Quinzaine littéraire, 2002 – Cf. aussi sa chronique « De nouveau Saussure », La Quinzaine littéraire, 1997).

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