Une grammaire du français contemporain

Cette Grande Grammaire du français est un monument, un très bel ensemble d’études linguistiques qui a mobilisé 59 chercheurs éminents et 32 universités et laboratoires, tant en France qu’à l’étranger. C’est une somme de travail inédite, puisque notre cher et (relativement) grand pays manquait jusqu’à ce jour d’une grammaire exhaustive (écrit, oral avec toutes ses implications en matière sonore et musicale notamment) de la langue contemporaine pratiquée en France mais aussi un peu partout dans le monde.


Grande Grammaire du français. Sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard. Actes Sud/Imprimerie nationale, 2 vol. en coffret, 2 628 p., 89 €


Cette absence d’un ouvrage de référence, ouvrage qui existait déjà pour certaines des grandes langues européennes (anglais, italien, espagnol), s’explique aisément par les préjugés de grammairiens français pleins de prudence, qui considéraient généralement que leur tâche principale consistait à définir et redéfinir une langue standard de qualité, pour le dire vite le français de Paris, et à écarter les incongruités de toutes sortes qui ne cessaient de la corrompre. Caricature, certes, mais enfin le temps n’est pas si loin où nos bons maîtres du secondaire enseignaient que Balzac écrit mal et que les phrases de Proust sont insupportablement longues.

Ici, la vapeur est complètement renversée. Dans une copieuse et claire introduction, Anne Abeillé et Danièle Godard, les deux maîtresses d’ouvrage, spécialistes de haute volée, annoncent fermement le caractère révolutionnaire de leur entreprise. Il ne s’agit en aucun cas d’édicter une nouvelle norme du français, d’actualiser simplement « le bon usage » jadis (en 1936) formalisé par Maurice Grevisse puis par André Goosse (et republié sous le même titre en 2016 aux éditions De Boeck Supérieur). Un livre d’ailleurs remarquable et commode tel un bréviaire – quand on a besoin d’un bréviaire.

Grande Grammaire du français : une grammaire du français contemporain

Les deux auteurs du « Bon usage » (1936) : André Goosse et Maurice Grévisse © CC/DeBoeck

L’ambition (formidable) de la Grande Grammaire est tout autre. Il s’agit de décrire le plus exactement et le plus complètement possible le langage qui s’écrit et se parle, sous le nom de français, en France et dans tous les lieux où s’affirme et perdure, subsiste parfois, une francophonie. Décrire et non juger, en distinguant seulement ce que le génie de l’idiome permet de ce qui est et demeurera impossible. En somme : « Merci beaucoup, Madame Irma, pour cette belle prédiction », ou : « Mame Irma, pour vot’ prédiction, là, qu’est si belle, merci beaucoup », mais en aucun cas : « Beaucoup merci, Irma Madame, cette prédiction belle pour ». Cela, le génie de la langue ne le permet pas.

D’où une limitation drastique du corpus. Rien avant 1950, tant dans les textes littéraires convoqués comme exemples que dans les innombrables recensions journalistiques, SMS, borborygmes d’Internet, et dans les prises de parole, les déclarations, les bla-bla de télévision. Ce qu’on trouvera dans cette masse impressionnante de pages, qu’il serait périlleux pour l’estomac d’ingurgiter de bout en bout sans vagabondage ni omission, c’est une série de mises au point rigoureuses, scientifiques en un mot, sur le fonctionnement objectif de notre langue telle qu’elle est présentement usitée. Les théories linguistiques les plus récentes, riches d’une nomenclature souvent renouvelée, y affirment leur pouvoir. Étayées pas à pas par une foule de citations brèves, toujours bien repérées par des chiffres sur la page et le plus souvent limpides, elles cherchent à convaincre et y parviennent le plus souvent. En picorant ici ou là, j’ai isolé bien peu de phrases ou fragments de phrases, voire de ces morceaux inventés pour les besoins d’une cause à démontrer, qui m’aient paru un peu hasardeux, et c’est sans doute parce que ma comprenette, en ces matières linguistiques où l’on remplace volontiers d’anciens mots ou concepts par de nouveaux, n’est pas assez aiguisée.

Car il est temps de se poser la question : à qui s’adressent ces pondéreux volumes ? « Aux étudiants et enseignants », auxquels ils sont « indispensables », dit la brochure de 32 pages jointe à l’ensemble. Je veux bien le croire, surtout s’il s’agit d’enseignants hyper spécialisés, ceux qui préparent leurs étudiants à l’agrégation de grammaire, dont les épreuves ne sont pas une partie de plaisir. Mais s’y ajoutent, selon les auteurs, « tous les amoureux de la langue » et là cette ambition paraît un peu excessive. Ces amoureux sont nombreux, en effet, en France, où les jeux intellectuels sur les mots et leur agencement rencontrent du succès. Mais je pense tout de même qu’affirmer, à la page 4 de cette même brochure, que les 20 chapitres du livre s’adressent en conséquence « à un public large » est assez discutable.

Grande Grammaire du français : une grammaire du français contemporain

Ainsi, j’ai lu avec attention et intérêt le chapitre XII, qui traite des « types de phrases » et le chapitre XIX sur « la forme sonore des énoncés », ce dernier m’intéressant tout particulièrement parce que je m’attendais, à propos de l’e caduc notamment (sans lequel Verlaine ne serait qu’un joueur de mirliton) à y rencontrer au moins le nom d’un poète. Grosse déception, la poésie est complètement absente d’un corpus où le français courant se taille la part du lion. Eh bien, ces deux chapitres sont remplis d’exégèses subtiles et réellement passionnantes. Mais il faut être ferré à glace en matière de vocabulaire et d’analyse linguistique up to date pour découvrir son bien à travers tant de finesses accumulées, et ne pas décrocher. Et cet immense travail n’étant pas destiné d’abord à des amateurs de littérature, la plupart des exemples cités sont d’une grande banalité quotidienne.

Rien de plus normal, en fait. Le champ d’investigation du livre a été parfaitement défini : tout le langage actuel moins celui qui engage un écrivain ou même un locuteur dans une recherche d’art. Quant à la difficulté des travaux évoqués, elle correspond à l’évolution de la grammaire elle-même. Comme pour toutes les autres activités scientifiques modernes, ces merveilleux édifices analytiques, ici appliqués à l’étude du langage, ont opéré leur mutation technique et sont devenus d’un abord ardu pour l’honnête lecteur moyen. Qui néanmoins met chapeau bas devant les artistes, et salue leur effort pour déculpabiliser le public ignorant du fameux « bon usage » vanté par nos pères.

Toutefois, le même lecteur moyen se réserve, en son for intérieur, le droit exorbitant de ne pas appliquer la réforme orthographique actuelle (que la Grande Grammaire emploie sans scrupule), parce que supprimer un peu partout l’accent circonflexe ou changer le bel adjectif féminin « ambiguë » et son joli chapeau final en l’affreux ambigüe – où donc existe le tréma sur le u sinon en haut allemand ? – qui prétend calquer la prononciation d’aujourd’hui, c’est lui nouer carrément les tripes. Archaïque, va !

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