La terreur en contexte

La chronique des vies écrasées par l’Histoire après avoir tenté de la soulever à hauteur de l’espérance révolutionnaire s’enrichit d’une nouvelle et passionnante contribution, avec la parution des Condamnés, une nouvelle de Grigori Smolianski (1893-1938), traduite du russe par Elena Roubtsova, présentée et contextualisée par Natalia Smolianskaia, petite-fille de l’auteur, et préfacée par Alain Blum, historien spécialiste de la Russie. Mais qui est Grigori Smolianski ?


Grigori Smolianski, Les condamnés. Destin d’un révolutionnaire. Trad. du russe par Elena Roubtsova. Textes, archives et commentaires par Natalia Smolianskaia. Préface d’Alain Blum. Syllepse, 300 p., 22 €


Le sous-titre, ajouté à l’édition française de la nouvelle de Grigori Smolianski, parue en russe en 1927, l’indique : un révolutionnaire, fervent défenseur et protagoniste de la révolution d’Octobre, membre des Socialistes révolutionnaires (SR) de gauche, qui, bien que n’étant pas d’obédience marxiste, a fini par se rallier aux positions du parti bolchevique de Lénine. Né à Kiev dans une famille juive aisée, après des études supérieures à Paris et à Lausanne, où il entra en contact avec des révolutionnaires exilés, et un séjour à Berlin, où il fréquenta les spartakistes, il devint un membre influent du Komintern et du Profintern (Internationale syndicale rouge) pour le compte duquel il réalisa de nombreuses missions à l’étranger. Si son destin n’était pas encore scellé au moment de la publication de sa nouvelle, il le sera de la pire manière avec son exécution-liquidation par le NKVD en 1938 lors de la Grande Terreur stalinienne.

L’édition proposée par Natalia Smolianskaia, philosophe et artiste moscovite, requiert l’attention à plus d’un titre. D’abord par la qualité littéraire de la nouvelle dont l’auteur, sous le pseudonyme de Boris Poliakov, nous fait pénétrer dans la vie clandestine d’un groupe de combat SR. Se déroulant entre Petrograd, Moscou et Kiev, son action culminera avec l’assassinat du gouverneur allemand de l’Ukraine, le feld-maréchal Eichhorn, le 10 mai 1918, dont Grigori Smolianski fut l’un des principaux instigateurs. De ce récit en tierce personne, se détachent les hautes figures de Varganian, l’organisateur taiseux, de Ksenia et de Leontieva, jeunes aristocrates acquises à la révolution, et du marin Dontsov qui revendique, au risque de la torture et au sacrifice de sa vie, l’assassinat du gouverneur allemand dans l’espoir d’en faire le levier et le déclencheur d’un soulèvement du peuple contre l’envahisseur et l’oppresseur.

Les condamnés. Destin d’un révolutionnaire, de Grigori Smolianski

Tout en dressant le portrait de révolutionnaires résolus se refusant au moindre doute, Smolianski décrit un pays en proie à la guerre civile – « Comme sur un écran, le film du pouvoir défilait et changeait sans arrêt… Une vague en chassait une autre, toujours plus haute, dispersant son écume », et, malgré la paix de Brest-Litovsk signée avec l’Empire allemand en mars 1918, en proie aussi à la guerre contre l’occupant allemand : « À minuit on éteignait les feux. À cette heure la ville changeait de visage et la guerre, comme une bête, errait librement à travers les rues vides ». Un autre intérêt de ce livre, historiographique celui-là, tient à la reproduction de documents accompagnant la nouvelle, des articles que Smolianski a publiés et des témoignages de camarades de combat auxquels sont jointes des archives relatives à la vie de l’auteur, des photographies et, en fin de volume, de substantielles notices biographiques sur les personnes réelles dont il s’est inspiré. On assiste ainsi au double mouvement de l’Histoire emportée par le souffle de la fiction et réduite à la sécheresse sans phrase des documents.

La dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Les chemins de la révolution : doutes et convictions », n’est pas la moindre. « Petite-fille de terroriste » selon son expression, Natalia Smolianskaia s’y livre à une réflexion sur les résonances de ce passé encore relativement proche, ne serait-ce que du fait de l’ouverture récente des archives le documentant, avec notre présent. Relevant l’usage aujourd’hui souvent moralisant et négatif du terme de « terroriste », elle s’attache à lui restituer son sens politique en rappelant la longue séquence révolutionnaire russe qui a mené de l’échec des décembristes de 1825 à la prise du pouvoir par les bolcheviques.

À la « terreur par la peur », l’arme de dissuasion de toujours des pouvoirs oppresseurs, la petite-fille de Smolianski oppose ce que l’on pourrait appeler la « terreur pour l’espoir » d’un monde à venir. Si le sacrifice révolutionnaire a une dimension parfois religieuse et prophétique, dont le personnage de Dontsov dans la nouvelle est l’incarnation type, la condamnation sans nuance du terrorisme qui prévaut aujourd’hui est le symptôme d’un refoulement du politique, comme l’illustre notamment la récente expulsion des exilés politiques italiens de France. Sans nier l’ambiguïté du terrorisme dans ses motivations comme dans ses effets et son efficace à court et moyen terme, convenons qu’il y a lieu de penser les terrorismes en situation, selon leurs modalités d’action et leurs cibles, ainsi qu’à l’aune des idéaux qui les inspirent. C’est l’angle choisi par Natalia Smolianskaia, qui se refuse à voir dans le destin tragique de son grand-père la condamnation et l’enterrement de l’aspiration à un monde plus juste.

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