La nuit, « je » ne ment pas

Il ne faut pas forcément être insomniaque pour s’intéresser à l’insomnie, ni pour être saisi et touché par le livre que Marie Darrieussecq lui consacre sous le titre, abrupt et enfantin, de Pas dormir. Et justement, d’un enfant, il sera douloureusement question au cœur de cette collection de lectures nocturnes, dans laquelle le moi insomniaque se met en veilleuse.


Marie Darrieussecq, Pas dormir. P.O.L, 320 p., 19,90 €


C’était il y a longtemps déjà. En 2010, Marie Darrieussecq publiait Rapport de police (P.O.L), essai à la fois érudit et subjectif sur la calomnie en littérature. Le livre intervenait à la fois pour répondre aux accusations de plagiat dont elle avait été l’objet de la part des écrivaines Marie NDiaye et Camille Laurens, mais aussi pour débusquer un motif invisible de l’histoire des textes et des écrivains. Avec Pas dormir, elle procède de manière identique, mais tire un fil différent : enquêtant parmi les textes, les images, les histoires, les expériences, les savoirs, elle restitue son cheminement pour traiter d’un sujet très personnel autant que très commun.

Pas dormir, de Marie Darrieussecq : la nuit, « je » ne ment pas

Hommes essayant de dormir sur les toits de Paris pendant un épisode de chaleur (1912) © Gallica/BnF

Quoi de plus intime en effet, et en même temps de plus partagé, que de ne pas trouver le sommeil, de le perdre, de le chercher ? Et quoi de plus caricaturalement littéraire qu’écrire pendant que les autres dorment, et, encore mieux, écrire sur le fait de ne pas dormir ? Pareil projet d’une habituée des rentrées littéraires à la française avait de quoi décevoir les fans, ennuyer d’avance les détracteurs, ou faire fuir les déprimés de l’année Covid. Il s’avère que, sous des dehors légers, amusés, parfois carrément blagueurs (« Dormir la nuit me prenait toute la journée »), le livre de Marie Darrieussecq montre un certain courage littéraire, parce qu’il prend l’ordinaire de l’humanité au sérieux, ainsi qu’une confiance certaine en l’écriture, parce qu’il propose une approche nouvelle d’un sujet dont on pensait que tout avait déjà été dit.

Qui veut traiter de l’insomnie par la littérature – ou traiter son insomnie par la littérature – n’a pas fini de lire, l’une étant l’envers de l’autre, « comme si écrire c’était ne pas dormir ». Bien qu’il cherche, Pas dormir n’est pas un livre de théorie ; tout y passe (les techniques et les tentatives, les rencontres et les voyages, les chambres et les oreillers), mais il ne prétend pas tout dire. C’est que Marie Darrieussecq déploie une réjouissante technique du non-savoir, avec beaucoup d’humour et une tendance aux sauts et gambades, au pot-pourri, aux listes, aux associations (elle est aussi psychanalyste)… tout cela, jamais pour tout connaître du non-sommeil ; plutôt pour désapprendre les évidences et en réapprendre un peu plus, avec les autres, sur ce « temps perdu », ce « temps pour rien » du dormeur resté dans la zone d’attente du repos et de l’oubli ; et, qui sait, en faire quelque chose d’autre qu’une nuit ratée – un livre réussi, fait de tous les livres lus pendant toutes les nuits.

Pas dormir, de Marie Darrieussecq : la nuit, « je » ne ment pas

Publicité pour le café Sanka (1910) © Gallica/BnF

Une des récurrences de Pas dormir est portée par la relation que Marie Darrieussecq entretient au voyage et au reportage – et, ici, à l’insomnie ailleurs, ou à l’insomnie des autres. Elle s’intéresse aux manières de dormir là où il n’y a plus d’abri (à Calais), là où le repos est impossible voire dangereux (au Rwanda, en 1994), là où une nuit dans un hôtel chic coûte dix nuits sous un toit ordinaire (au Niger) ; et ce sont là des parties très belles du livre, où le moi insomniaque interrompt son ironie et s’ouvre à tous les autres endeuillés du sommeil. Sur ce plan, les chapitres les plus convaincants sont sans doute ceux où la démonstration théorique est évitée au profit du récit bien plus original d’expérience et de lecture – malheureusement, et déjà avec retard, on ne sait pas pourquoi le livre y vient quand il s’agit, à la toute fin, de la question, trop brièvement traitée par ailleurs : « peut-on dormir pendant qu’on tue les animaux ? ».

Mais Marie Darrieussecq tient tout de même la forme qu’elle a choisie. Le décousu se fond dans l’ordre de la construction de son ouvrage, elle sait passer sans encombre du récit au commentaire de texte, et faire taire les discours savants. Pas dormir est un vrai livre, ou un livre vrai. Pas seulement parce qu’il joue à la Perec avec la forme encyclopédique et joue avec les formes de Perec lui-même ; pas seulement parce qu’il est scrupuleusement composé, chacun de ses éléments (chapitre, section et interlude, texte et image) ouvrant une dimension, un lieu commun de l’insomnie ; pas même parce que son catalogue d’idées reçues et de souvenirs s’offre au lecteur, qui s’y trouve très agréablement accueilli (on y apprend beaucoup, on y fait provision de bons livres – de quoi occuper des nuits entières) ; mais surtout parce que c’est un livre qui procède d’une vraie nécessité, où la vie et l’écriture puisent à la même énergie. Ce n’est pas l’énergie du roman, ni même celle de l’essai ; c’est celle de la notation, du commentaire, du journal. Pendant que le lecteur progresse (à ce propos, Pas dormir invite à une lecture brève ou continue, au goût et au besoin de chacun), se poursuit la quête de son écriture, dans une chronologie bouleversée ; car cela fait vingt ans, pas moins, que Marie Darrieussecq se souvient de cet « autrefois » où elle dormait.

Pas dormir, de Marie Darrieussecq : la nuit, « je » ne ment pas

« L’insomniaque » (1509) © Gallica/BnF

Presque au mitan du livre, dans sa section intitulée « Fantômes », en plein milieu de l’épaisse masse documentaire rassemblée et rangée avec le faux amusement et la véritable obsession des grands inconsolés, apparaît avec émotion un autre livre, celui qui aurait pu exister à la place de celui qu’on lit, arrêté à l’état de projet : un livre absent comme le e dans La disparition et comme l’enfant auquel il aurait dû être dédié – un frère qui aurait dû dormir, c’est-à-dire vivre. Est-ce cette douleur que l’insomnie tient éveillée ? Est-ce un deuil que veulent obstinément garder les deux mots avalés du titre, où l’on entend le refus comme l’incapacité, le frère disparu et la sœur restée ? Si elle repère cette histoire comme fondatrice, l’originalité de Marie Darrieussecq tient aussi à ce qu’elle n’arrête pas là son investigation ; elle poursuit ensuite son chemin, pour expérimenter et connaître les contours du non-sommeil, jusqu’à trouver des pistes et quelques remèdes – toujours, comme les savoirs, lacunaires.

En 2002, avec son récit Le bébé, puis en 2007, avec le roman Tom est mort [1], celui que Camille Laurens avait attaqué – le sujet n’est pas abordé ici, mais on peut se demander quelles furent ses incidences sur les mouvement de son écriture –, l’écrivaine avait déjà traité de la maternité et de la perte d’un enfant. C’est après une première naissance qu’elle a écrit le premier texte ; c’est aussi à ce moment-là, dit-elle, qu’elle a perdu le sommeil ; et on remarquera que c’est l’année où elle publia le second qu’elle a écrit une première fois sur son insomnie, à travers des chroniques données au Nouvel Obs. Peut-être le livre sur l’enfant qui aurait dû vivre s’écrira-t-il lui aussi un jour ; peut-être a-t-il déjà été écrit dans tous les livres de Marie Darrieussecq, ou peut-être en particulier dans la sincérité et la singularité de celui-ci, qui invite à veiller tous les enfants qui n’ont jamais dormi et tous les adultes qui ne dorment plus.


  1. Tous les livres de Marie Darrieussecq ont été publiés aux éditions P.O.L, sauf trois chez Albin Michel Jeunesse et un aux éditions Des femmes. EaN a rendu compte d’Être ici est une splendeur : Vie de Paula M. Becker et de La mer à l’envers.

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