L’hospitalité de Florence Trocmé

C’était un dimanche d’octobre 2005. Cette « matinée » au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à l’occasion de la sortie du tome III des Poésies de Nelly Sachs, Partage-toi, nuit, aux éditions Verdier, dans la collection « Der Doppelgänger » dirigée par Jean-Yves Masson. Il présida cette rencontre dont Théo Klein était à l’initiative. Oui, une rencontre mémorable, en présence de Maurice Nadeau et de Claude Vigée. Et, dans les premiers rangs, Stéphane Moses, déjà très malade, et Liliane Moses Klapisch. C’est à cette occasion que je découvris la petite maison de Poezibao. Je veux dire l’hospitalité de Florence Trocmé, elle était là, quelque part dans cette salle pleine à craquer, modeste, toute d’attention et d’écoute. Elle fait paraître aujourd’hui P’tit Bonhomme de chemin.


Florence Trocmé, P’tit Bonhomme de chemin. LansKine, 56 p., 14 €


Oui, c’est peut-être sous le signe de cette hospitalité que je placerai ce livre où Florence Trocmé prend par la main ce P’tit-Bonhomme de Jules Verne, publié par Hetzel en 1893 et tombé dans un certain oubli. Peut-être quelque part compagnon de David Copperfield (1849) et du Rémi de Sans famille d’Hector Malot (1878), dans une commune dénonciation du sort des enfants de misère  dans l’essor capitaliste de la seconde moitié du XIXe siècle.

Et P’tit-Bonhomme devient P’tit Bonhomme de chemin. Comme si, dans ce pas de côté, le chemin devenait un personnage. Enfant-chemin et toutes les pérégrinations notées dans toutes les langues, tous les parlers et locutions et notations et écritures et descriptions et leçons de la géographie : toponymie minutieuse de tous ces lieux de l’Irlande, paysages humains et terres de détresse.

Un de ces pas de côté dont Florence Trocmé a le secret pour faire chanter les mots. Comme dans le nom qu’elle a donné, en 2000, à son Flotoir, là aussi maison ouverte tout grand aux livres. Flotoir, un mot à rêver comme elle les aime, il a des reflets d’eau et porte la trace secrète du nom que lui donna son professeur de piano vénéré : Flo. Tissage tel que Florence Trocmé en a l’art, avec ces deux fils d’or que sont sa passion de la musique et sa passion de la lecture. N’est-ce pas en écoutant « Dans l’antre du roi de la montagne » du Peer Gynt de Grieg qu’elle découvrit, enfant, et dévora le Voyage au centre de la Terre ?

Passion de lire qui chante et se décline tout au long de ces pages : « lire c’est faire résonner le temps… c’est animer un fabuleux manège intérieur ». Passion que, chemin faisant, Florence Trocmé étaye de minutieuses informations et données sur l’histoire du livre, de ce qui s’imprimait et circulait au temps de son petit héros. Oui, des histoires dans l’histoire, comme ces miroirs qui n’en finissent pas de démultiplier les horizons. Au fil des pages de ce livre, Florence Trocmé interroge toutes les facettes de l’histoire « qui élargit pour moi les murs de vie… comme tout vrai conte on n’en épuise pas le sens […] les récits, comme le vent, se lèvent, soufflent sur le monde, traversent les communautés humaines et se déposent ici ou là sur un auditeur plus attentif qu’un autre, plus imaginatif parfois ».

P’tit Bonhomme de chemin : l'hospitalité de Florence Trocmé

Florence Trocmé © Jean-Luc Bertini

Le secret de cette construction du texte charpenté en autant de strates, de registres, de voix, peut-être est-il à trouver dans ces lignes de Walter Benjamin citées au cœur du livre, où il alerte, en 1936, sur la disparition du savoir-raconter liée à l’incapacité d’échanger, de partager les expériences de la vie. Or c’est justement cela, cette épaisseur des vécus, que Florence Trocmé insuffle dans son récit où circulent la sève, la vigueur ainsi restaurées, j’allais dire la joie de conter-raconter.

Et cela dans une polyphonie de voix qui se répondent, et d’abord celle du narrateur, en vers justifiés puis mêlée aux voix multiples d’auteurs, d’informateurs les plus variés, dont Wikipédia, de réflexions personnelles, et de données de spécialistes des terrains arpentés, traversés. Autant de manières de tisser son récit en épaisseurs de vies, de choses vécues, transmises. Autant de voix montées du fond des abîmes de l’humain, pour porter témoignage.  Comme dans un chœur de tragédie. Voix est donnée à « la pauvreté », « la famine ». Voix aussi de ceux, qui, par tous les temps, traversent ces pays de désolation, apportent les nouvelles et le peu pour survivre, les « colporteurs ».

Oui, un conte polyphonique. Sa musique première réside dans ce choix des vers justifiés, ils se lisent à haute voix comme scandant le rythme même de la marche au long de ce chemin, les enjambements créant comme des mots parfois tout neufs en si forte résonance de sens, ainsi de ces deux voix, Verne/Trocmé, qui se répondent, secret de cette polyphonie toute en dialogues, parole donnée, reçue, parole glissée :

« Tu le regardes, c’est un tout petit bon-

Homme ! un garçon de six à sept ans au plus.

Les yeux fermés, la tête ballottante, il a perdu con-

Naissance… »

La musique comme souffle du texte, celle des chansons évoquées au long des routes, mises elles aussi en contexte dans leur histoire et celle des gens de ces temps, de ces lieux.  Musique aussi des allitérations, jeux de mots, onomatopées : « Grip&toi, dans / Votre galetas, là-haut sous les toits » ; « Ta tête, se la payer, fête à ta tête » ; « Adieu luxe, calme et veloutés de lé- / Gumes ». Et les proverbes et dictons comme autant de clochettes le long des talus : « poches vides, mais cœurs grands ».

On pourrait mettre ainsi en exergue du travail de Florence Trocmé : « Les yeux à l’affût et les oreilles / En éveil ». Elle est écrivain et ici aussi photographe. La photo de couverture, qu’elle n’a pas signée, n’en raconte pas moins l’écorce de l’eucalyptus de son jardin en Bretagne, tant, pour Florence Trocmé, chaque chose, et la plus humble, fait signe et sait une histoire. Et cette autre passion qu’est la peinture par cette voix ici en dialogue avec Proust : « tu l’as vue cette / Sacoche sur le bord du chemin, ce petit pan / De cuir jaune / Passer plusieurs couches de / Couleur, rendre ma phrase en elle-même / Précieuse, comme ce petit pan de (cuir)/Jaune ».

Il y a aussi ces évocations des gravures de Léon Benett, à la fois descriptives, techniques et historiques, jusque dans le rappel par là des prémices de l’édition des livres illustrés pour les enfants. Si ce petit livre se lisait, s’écoutait comme la partition d’une fugue qui s’achève par une lettre à Jules Verne, ultime variation sous les doigts de pianiste de Florence Trocmé.

Tous les articles du n° 127 d’En attendant Nadeau