Les ombres des nombres

Le silence, court roman de Don DeLillo, réunit les thèmes de prédilection du grand écrivain américain : la technologie toxique ; le « bruit de fond » des conversations new-yorkaises, parsemées d’expressions étrangères ; la transmutation littéraire de la relativité d’Einstein ; les matchs sportifs comme espace sacré ; et l’imminence de l’Apocalypse, où l’effondrement spatio-temporel annonce la fin du mythe américain.      


Don DeLillo, Le silence. Trad. de l’américain par Sabrina Duncan. Actes Sud, 112 p., 11,50 €


Le silence, de Don DeLillo : les ombres des nombres

Don DeLillo © Renaud Monfourny

D’un côté, un vol transatlantique, prêt à atterrir sur la piste de Newark, dans la métropole new-yorkaise ; de l’autre, trois personnes réunies dans un appartement à Manhattan, leurs regards fixés sur le poste de télévision, où vont apparaître dans quelques instants des images du Super Bowl, la finale du championnat de foot américain, messe nationale, paroxysme de la mystique guerrière et patriotique, représentant le sacrifice des gladiateurs sur fond rituel de musique, d’homélie et de publicité.

Pourquoi Paris-New York ? Ce sont les deux pôles de l’axe occidental : à l’est, la capitale XIXe de la culture, de l’Histoire et de l’esthétisme ; à l’ouest, la dense île verticale des cathédrales du commerce, l’incarnation en pierre, en verre et en acier de l’ambition prométhéenne de voler jusqu’aux cieux sur des billets verts. Qu’on soit assis sur un divan dans un gratte-ciel, ou sur un siège à une altitude de trente-trois milles deux pieds, on s’éloigne de la Terre et de ses valeurs concrètes ; tel Icare, on devient un être éthéré en s’approchant du soleil.

La pensée d’Einstein – « une pierre », selon la traduction littérale de son patronyme – plane sur ce texte, à commencer par la citation mise en exergue : « J’ignore de quelles armes usera la troisième guerre mondiale mais la quatrième se fera à coups de bâtons et de pierres. » DeLillo, lui, imagine la dernière guerre menée avec la haute technologie, la très attendue troisième, pour compléter la trinité suicidaire de l’Occident, prélude au retour du primitivisme souvent célébré par l’auteur.

Une fois n’est pas coutume, la confluence de numéros et de lettres souligne le caractère sacré des énoncés. « Les noms », titre d’un roman de DeLillo paru en 1982, aurait pu servir ici, tant ce texte évoque le Pentateuque, dont le deuxième livre s’intitule Shemot (noms) en hébreu, et le quatrième les Nombres. Le silence débute ainsi :

« Mots, phrases, chiffres, distance restante.

L’homme toucha le bouton et son siège abandonna la position verticale. Il se retrouva les yeux levés vers le plus proche des petits écrans situés juste sous les coffres à bagages, face à des mots et des chiffres qui se modifiaient au fil du vol. »

La première phrase est isolée du reste, solennelle. Comme au début de Star Wars, où le texte épique se déroule dans l’espace, l’écran remplace le parchemin : tout est dématérialisé. Ainsi, Jim Kripps et Tessa Berens, assis exceptionnellement en classe affaires, ont les yeux rivés sur le dos du siège de devant. L’image vacille entre l’anglais et le français, l’homme essaie de déchiffrer le français, aidé par sa femme bilingue, « d’ascendance caribéano-européenne et asiatique ». Le couple répète mécaniquement les informations fournies par la compagnie aérienne :

« L’objectif c’était de dormir. Il avait besoin de dormir. Mais les mots et les chiffres continuaient à tomber.

« Heure d’arrivée seize heures trente-deux. Vitesse quatre cent soixante et onze miles/h. Durée de vol restante trois heures trente-quatre.

— Je repensais au plat principal, dit-elle. Et aussi à ce champagne au jus d’airelles.

—   Mais tu n’en as pas pris.

— Ça avait l’air prétentieux. Mais j’ai hâte que les scones arrivent, tout à l’heure. »

Elle écrivait et parlait en même temps.

« J’aime bien prononcer le mot correctement, dit-elle. Un o bref ? Comme dans « bloc » ou « forte ». À moins que ça ne soit scone comme dans dôme » ? »

Le silence, de Don DeLillo : les ombres des nombres

Supporters des Rangers à New York (2013) © D.R.

L’idiome des États-Unis, c’est la langue des handicapés monolingues, conscients de leur infirmité, assoiffés de mots étrangers aptes à former de véritables énoncés, porteurs de l’Histoire. Ceux-ci importent plus que la chose désignée : le goût du pain anglais ou du vin français (gratuit en classe affaires) compte peu par rapport à la sonorité du nom. En les récitant, on échappe à son américanité, cette condition d’un passager aérien, figé et vide, vivant artificiellement, tels les gens soumis à la cryothérapie dans Zero K (2016). Aucun compatriote n’a si bien transmis la solitude cloîtrée de l’américanophone : Hemingway, maître de DeLillo, s’est contenté de jouir de l’exotisme des langues autochtones.

Le coït – pourvu qu’il soit spontané et brusque – offre une autre issue. Chez DeLillo, ça se fait à l’improviste, en baissant rapidement son pantalon, pour pénétrer une inconnue récemment rencontrée ou une épouse qu’on n’a pas touchée depuis longtemps, dans une pièce prise au hasard. Suite à l’atterrissage brutal, Jim et Tessa, reçus dans une clinique pour traiter leurs blessures, s’accouplent rapidement dans les toilettes, pendant que d’autres patients s’impatientent.

Un coït du même genre a failli avoir lieu à Manhattan, où trois amis – Max, sa femme Diane et Martin – attendent le couple devant un écran noir : la panne mondiale ayant court-circuité l’atterrissage prive une centaine de millions de téléspectateurs du match entre les Titans et les Seahawks, dont l’affrontement sert de prétexte à des paris colossaux :

« Elle se lève et se met en face de lui.

Elle dit : « Martin Dekker. Tu sais ce dont nous avons envie, n’est-ce pas ? »

Ils pourraient se frayer un chemin vers la cuisine et elle pourrait se tenir le dos appuyé contre les deux barres verticales de la porte du réfrigérateur et ils pourraient le faire, vite, rien de mémorable, dans l’esprit du moment. »

Sinon, quoi faire ? Max attend la reprise du match, en marmonnant son jargon :

« Il maniait cette langue avec assurance […] une retransmission depuis les tréfonds de son inconscient, des décennies entières d’échanges indigènes brouillés par la nature même du jeu : des hommes qui se tapent dessus, des hommes qui s’écrabouillent jusqu’à incorporer l’adversaire au gazon. »

Quant à Martin, il aime plonger dans le brouhaha du cinéma dépaysant, en évitant de lire les sous-titres : « Ce qu’il nous faut c’est le film pur, le pur langage. De l’indo-iranien. Du sino-tibétain. Des gens qui parlent. Ils marchent, parlent, mangent, boivent. »

La communication pure – liée à des activités primitives – reste inaccessible. C’est pour cela que l’apparence des mots – l’aspect visuel d’une phrase, la typographie – est primordiale : la logique d’un texte dépasse l’entendement. Dans notre entretien, à l’occasion de la traduction de Zero K en 2017, DeLillo confirmait combien ses choix esthétiques découlent de la plasticité des lettres. D’où la mise en page de la version américaine du Silence, qui ressemble à un document tapé à la main. Tous les claviers ne sont pas égaux : une Remington a plus d’âme qu’un Macintosh.

L’âme. Quel est son langage propre ? Devant l’écran noir, Max trouve son mantra : « Jésus, Doux Jésus ou Bonté divine ». Diane et son ancien étudiant réfléchissent de la même manière, avec une petite nuance : le Christ se confond avec Einstein :

« Puis elle dit doucement : « Jésus de Nazareth. »

Martin allait-il réagir comme elle l’imaginait ?

« Le nom radieux », dit-il.

–  C’est ce qu’on dit. Toi, moi. Il a dit quoi, Einstein ?

–  Il a dit : « Je suis juif mais je suis fasciné par la figure lumineuse du Nazaréen. » »

Ils se remémorent les plafonds d’un palazzo à Rome, couverts de peintures d’anges, de saints et de Jésus. Dans l’imagination einsteinienne de Martin, Verbe et réalité physique sont imbriqués : « J’essaie de m’imaginer un vêtement chiffonné incrusté dans le mot. »

Un mot peut-il être sculptural, une sorte de Saint-Suaire graphique ? C’est à ce silence-là que les personnages de DeLillo aspirent, celui de la disparition du sens, l’avènement de simples images radieuses et transcendantes. Se dirige-t-on vers la Troisième Guerre mondiale par manque de foi ?

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