Vers le Caucase compliqué…

Le livre de l’historien Étienne Peyrat constitue une étude précise et méthodique sur une région jugée « compliquée » et mal connue. En effet, il est d’usage de penser que le Caucase est un ensemble montagneux et fermé, sous influence russe puis soviétique. Il est vu également comme un espace cloisonné par des identités fortes et belliqueuses. Ce n’est évidemment pas la guerre récente entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui modifiera cette conception. Pas plus que les dissidences de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en Géorgie. Pourtant, Emmanuel Peyrat, avec clarté, développe chaque période historique et donne une image toute différente de cette région qui forme peut-être une entité discutable.


Étienne Peyrat, Histoire du Caucase au XXe siècle. Fayard, 364 p., 23 €


Depuis le XVIe siècle, les Ottomans et les Persans se disputent le Caucase, les Russes n’entrant dans le jeu qu’avec Pierre le Grand. Des troupes régulières se substituent alors aux cosaques et, pour Catherine II, la conquête est une priorité. L’avancée russe atteint, côté perse, la rive de l’Araxe, au sud de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan actuels. Côté ottoman, la frontière descend jusqu’à Batoumi et Kars. Cette dernière ville sera toutefois rendue à la Turquie en 1921. Ces conflits s’accompagnent de répressions et de migrations massives qui en annoncent d’autres.

Géographiquement, le Caucase est une double montagne séparée par une vallée. Au nord, se trouve le Grand Caucase, resté dans le giron russe (Daguestan, Tchétchénie, Ingouchie) ; au sud, le Petit Caucase, aux confins de la Turquie et de l’Iran (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). Le Caucase, à la fin du XIXe siècle, était inclus dans les trois empires : russe, ottoman, perse qadjare. Ces espaces impériaux étaient « tout sauf hermétiques », loin du modèle des États nations. De plus, l’éloignement du centre leur conférait une certaine autonomie. Peyrat nous met en garde contre une vision trop identitaire de la région car, si les formes nationales d’identification vont se cristalliser progressivement, elles sont, longtemps, « en concurrence avec des éléments religieux, géographiques, linguistiques et sociaux ».  Mosaïque de peuples, le Caucase était surnommé « la montagne des langues ».

Pendant les années qui précèdent 1914, un modus vivendi empêche les enjeux caucasiens de se transformer en conflit. La guerre remet la diversité ethno-religieuse au cœur de la géopolitique régionale, et une violence de masse se déploie, en particulier sur les confins ottomans. Une lutte d’influence et d’enrôlement s’était développée entre l’Empire ottoman, qui promettait aux Arméniens une indépendance sous suzeraineté s’ils ralliaient la Porte, et le tsar Nicolas II dont les appels – qui portaient davantage – s’adressaient également aux Kurdes et aux Assyriens. Le catholicos d’Arménie Gevork V, qui ne cachait pas ses inquiétudes pour les populations arméniennes, ne fut pas écouté… « Le départ d’Arméniens vers la Transcaucasie tsariste, monté en épingle par l’administration turque locale, devient synonyme de trahison collective. » Les revers face aux Russes surprennent les Turcs qui comptaient sur un soulèvement des populations musulmanes. Les erreurs stratégiques et la déficience d’équipement – des dizaines de milliers de soldats turcs meurent de froid – incitent à chercher des boucs émissaires. Les minorités grecque, assyrienne, yézidie (300 000 victimes) et surtout arménienne sont visées. Les élites sont arrêtées, et un plan de déportation est élaboré vers les déserts de Syrie et d’Irak, qui fera entre 800 000 et 1 million de morts. Il est à remarquer que les fonctionnaires turcs, jugés souvent « tièdes », sont remplacés par les représentants locaux du « Comité union et progrès » Jeunes-Turcs. Sans qu’elles atteignent cette ampleur, les troupes russes exerceront des représailles sur les populations musulmanes (plusieurs milliers de morts, 50 000 réfugiés) mais sans soutien officiel.

Histoire du Caucase au XXe siècle, d'Étienne Peyrat

Carte du Caucase (1915) © Gallica/BnF

L’espace frontalier des années 1920-1930 connaît un déclin progressif des interactions. La république de Mustafa Kemal émerge progressivement alors que le pouvoir soviétique, qui a repris la majeure partie de l’ancien Caucase tsariste, impose les structures communistes. Pendant ce temps, la dynastie qadjare est évincée au profit des Pahlavis. Les relations, bonnes au commencement, se dégradent. Les migrations se tarissent, le commerce et les échanges culturels s’étiolent dans un climat de méfiance idéologique.

La notion d’entre-deux-guerres n’est pas pertinente, car la région n’est pas impactée au même titre que l’Europe ou le Moyen-Orient par la Seconde Guerre mondiale. Rappelons, toutefois, que les Caucasiens envoient des conscrits en nombre sur le front contre les nazis. La Turquie et l’Iran restent neutres mais suscitent la méfiance (l’Iran est d’ailleurs occupé par les Britanniques et les Soviétiques).

La guerre froide constitue une rupture puisque l’Iran et la Turquie optent pour le camp occidental dès 1946-1947, à la suite des visées expansionnistes soviétiques. Les frontières se militarisent, ce qui n’empêche pas « une vie souterraine des confins ». La critique de Staline effectuée par Khrouchtchev provoque en Géorgie, terre natale du dictateur, des manifestations de protestation qui appellent même à réhabiliter Beria, géorgien lui aussi. Les autorités moscovites comprennent que les confins ne réagissent pas comme le centre. Des manifestations de nationalisme s’observent chez les officiers géorgiens et chez les Azerbaïdjanais qui déclarent l’azéri langue officielle.

Puis vint l’année 1979, avec la révolution islamique en Iran et la guerre de l’URSS contre l’Afghanistan. Ce à quoi s’ajoute le coup d’État turc de 1980. Les repères sont alors brouillés et des enjeux religieux surgissent : l’Iran appelle à la solidarité islamique jusque dans les mosquées soviétiques. Dans le conflit Irak/Iran, le Kremlin tergiverse puis soutient Saddam Hussein. Et, face à la propagande islamique, il n’hésite pas à réveiller un sujet tabou : « l’Azerbaïdjan du Sud », séparé du Nord par l’Araxe, et qui formait un ensemble unifié en 1945-1946, lors de la brève république azérie.

Alors que le mur de Berlin n’est pas encore tombé, les Arméniens demandent le rattachement du Haut-Karabakh à l’Arménie. À Moscou, les avis sont partagés dans une véritable « guerre intestine ». En 1988, le soviet suprême du Karabakh opte pour le rattachement, en opposition avec le parti communiste local, loyal à Bakou. Le politburo moscovite condamne cette résolution. La région, peuplée à 75 % d’Arméniens, devient le centre d’une crise qui contamine toute la zone. À Soumgaït, en Azerbaïdjan, meurtres, viols et pillages affectent les Arméniens qui déplorent des centaines de victimes. Le Haut-Karabakh décrète sa sécession le 12 juillet 1988. Un processus d’exode accompli dans la violence se produit : 200 000 Azerbaïdjanais quittent l’Arménie que gagnent 350 000 Arméniens. Cette fragmentation du Caucase correspond paradoxalement à une ouverture des frontières de l’URSS, à preuve l’accord turco-soviétique. Les relations se dégradent vite : l’Azerbaïdjan organise un blocus, l’Arménie isole l’enclave du Nakhitchevan. Ainsi, les frontières internes de l’URSS deviennent réalité. Les protagonistes demandent alors l’ouverture des frontières internationales, à la fois facteur de survie économique et élément identitaire. En 1990, de nouvelles violences de masse achèvent de faire disparaître la minorité arménienne en Azerbaïdjan. La répression par l’armée soviétique fait des centaines de blessés alors que le coup d’État conservateur raté à Moscou accélère le délitement des structures politiques. L’année suivante, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan déclarent l’indépendance. Chaque État va alors construire « son propre récit de filiation ». De fait, « la réflexion face aux difficultés pratiques de la sortie d’empire manque ». Elles concernent tout d’abord la route, le chemin de fer, le réseau électrique, les oléoducs et les gazoducs.

Peyrat remarque que ces fragilités territoriales ne sont pas sans similarité avec la fin de la Première Guerre mondiale. Ainsi, les troubles dans le Caucase du Nord s’aggravent avec la Tchétchénie, l’Ingouchie et le Daguestan, qui multiplient les défis à l’autorité de Moscou. Autre dimension du parallèle : l’incertitude de la politique des puissances voisines : en 1992, par exemple, la Turquie accepte de vendre à l’Arménie 100 000 tonnes de céréales et brise, de fait, le blocus azerbaïdjanais. L’échec des politiques de rupture immédiate avec la Russie explique pourquoi le Caucase du Sud demeure une sorte d’orbite post-soviétique. Il est vrai que les élites, en particulier militaires, ont une formation commune. En 1993, l’Azerbaïdjan et l’Arménie adhèrent à la Communauté d’États Indépendants (CEI) voulue par les Russes et confient, en 1994, le règlement pacifique du problème du Haut-Karabakh au Groupe de Minsk, avec l’efficacité que l’on sait… Ainsi, plus qu’un renouvellement, c’est une reconversion des élites qui se produit, assortie d’un retour à l’autoritarisme dans la seconde moitié des années 1990. Toutefois, la langue russe décline considérablement, de même que le nombre de ressortissants. En revanche, la présence des Caucasiens s’intensifie à Moscou.

Ainsi, les projections qui envisageaient une disparition des particularismes du Caucase par son intégration à un voisinage européen normalisé et à un nouveau Moyen-Orient ne se sont pas réalisées. La région est même passée, malheureusement, d’un statut périphérique à celui d’une zone tampon où Russie, Turquie et Iran jouent un rôle encore prépondérant. Et l’histoire est loin d’être terminée.

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