Depuis les flammes de Notre-Dame

Sous le ciel vide, le court récit de Raphaël Nizan, auteur dont on ne sait rien si ce n’est qu’il est né dans les années 1970, et qu’il s’est très tôt démarqué de tout modèle social et de tout schéma conformiste, est une fulgurance. Le ciel dans lequel s’élèvent les fumées de l’incendie de Notre-Dame est celui auquel le narrateur aspire, par le souvenir d’Ayla et de leur jouissance partagée, des années auparavant, quasiment soixante-dix mètres au-dessus de la terre, de cet amour aussi fou qu’il était désespéré et destructeur. Le livre est, selon les propres mots de l’auteur, tout ce qui lui en reste, tout ce qu’il ne voudrait pas qu’il s’en perde « sans doute illusoirement […] au milieu de la fureur et du bruit ».        


Raphaël Nizan, Sous le ciel vide. Maurice Nadeau, 111 p., 17 €


L’incendie de la cathédrale, le 15 avril 2019, a été interprété par quelques angoissés ou illuminés comme le signe de temps sombres à venir ; la charge symbolique de la flèche en feu, une fin d’après-midi d’avril, n’était en effet pas des moindres. Mais le ciel est vide depuis déjà de nombreuses années pour le narrateur du roman de Raphaël Nizan. Après avoir renoncé à une carrière sportive en 1989, les narines pleines d’héroïne et les poumons brûlés par les fumées de shit, il traverse le temps comme il traverse Paris, incontrôlable, dans des mouvements brutaux et passionnés, partagé entre déraison consciente et mouvements quasi pulsionnels.

Delacroix s’offre en possible horizon dans le calme de Saint-Sulpice, mais La lutte de Jacob avec l’Ange, devant laquelle il parvient, pour quelques instants seulement, à se recueillir, littéralement, dans cet espace à lui avec lequel il est en lutte perpétuelle, ne suffira pas. Si l’amour pour Ayla prend toute sa place dans le récit, il dissimule à peine la soif inextinguible d’amour de cet adolescent éperdument en manque. Non pas de came, mais d’amour. C’est là ce qui est le plus déchirant dans Sous le ciel vide : non la drogue, les arnaques, les bagarres, les corps délabrés et la misère des hôtels bon marché et des squats, du sexe payant, mais l’impossibilité pour le narrateur d’être aimé et protégé, de la société mais aussi et avant tout de lui-même.

Le cri de souffrance du narrateur résonne dans la dénonciation qu’il fait de la misère des paumés et des marginaux, se référant à Orwell et son Dans la dèche à Paris et à Londres. Cela dit, le contraste est saisissant entre la richesse bourgeoise de ses parents (et de celle de certains de ses compagnons d’infortune) et la pauvreté crasse dans laquelle il croupit. Il est expulsé d’un monde que lui-même rejette, tel un déchet que ses parents ne veulent pas voir. Sur fond d’amour absolu pour Ayla, entraînée avec lui dans la spirale infernale de la destruction permanente de soi, dans la haine pour des parents inconséquents, violents physiquement (on pense à la mère, ou plus exactement l’amère…), mais violents aussi dans leur volonté rigide de faire rentrer un fils dans une caste, sociale, intellectuelle ou politique, et dans leur refus catégorique de l’aider en quoi que ce soit, le narrateur court à sa perte.

Sous le ciel vide, de Raphaël Nizan : depuis les flammes de Notre-Dame

Incendie de Notre-Dame, 15 avril 2019 © Jean-Luc Bertini

Il le fait volontairement, en toute lucidité. Cette lucidité, dont Char fait « la blessure la plus rapprochée du soleil » (un vers au sujet duquel Lacan avait écrit que « seuls les non-dupes errent »), est une blessure représentative de toute une génération : « juste après que nos parents ont cru pouvoir faire basculer le monde […] dont nous n’avions été que de tristes échos chuchotant dans le lointain d’un siècle où une seule décennie valait pour dix au siècle précédent ».

On a beau essayer de se trouver des refuges, pour lécher ses plaies, le récit de Raphaël Nizan rappelle aussi la tristesse d’un monde qui confond « le like et l’engagement », les perversions de « l’interconnexion » et l’écœurement inévitable face au capitalisme. L’évitement ou l’esquive sont devenus, pour l’auteur, la meilleure résistance, tout comme l’écriture anonyme. Refuser la « visibilité dans une société où chacun ne vit plus que pour être connu est sans doute l’ultime geste qui soit en cohérence avec ma vie et celui que je suis devenu aujourd’hui ». Sous le ciel vide est à la fois un livre de l’intériorité, récit d’une tranche de vie à laquelle l’auteur revient, avec douleur et intensité, et un livre politique, qui interroge brutalement la possibilité d’un devenir pour une génération contemporaine totalement désenchantée.

Le récit signé Raphaël Nizan est un texte hypnotique, par les images et la violence qu’il évoque, faisant du lecteur un voyeur qui assiste impuissant à la descente aux Enfers du narrateur et d’Ayla, plongeant dans l’univers fascinant des clubs de nuit, entre drogue, prostitution et bagarres, dans lequel plus aucune loi n’existe, et où même l’amour absolu se liquéfie. Mais cet envoûtement, quasiment douloureux à certains moments de la lecture, ne serait pas possible sans une écriture. Dès les premières lignes, on sait que le narrateur nous emmènera où il voudra, car il nous tient par le rythme de ses phrases. Le contraste est parfois saisissant entre l’horreur décrite, l’avilissement dans lequel le narrateur s’enfonce toujours plus, la noirceur de la destruction, et la beauté de la syntaxe, soignée, parfois quasiment maniériste, laissant assez peu de marge de liberté au lecteur, déchiré et palpitant comme peut l’être celui de Lautréamont ou de Baudelaire.

Si le ciel est bel et bien vide – et il n’y a effectivement aucune rédemption envisageable –, ce livre est rempli de littérature, d’auteurs auxquels Raphaël Nizan fait directement référence, ou auxquels il renvoie, volontairement ou pas, tant on sent que l’écrivain est lui aussi un immense lecteur. Et le monde, dans cette écriture, redevient beau et désirable.

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