Dans les fondations

 Le vif de l’art (2)

Deuxième épisode de la chronique d’En attendant Nadeau sur l’art contemporain. Après deux galeries parisiennes, Paul Bernard-Nouraud rejoint Arles et Avignon pour visiter les expositions temporaires de deux fondations, Van Gogh et Lambert.


Fondation Van Gogh, Arles. La complicité : Roberto Donetta (1865-1932). Jusqu’au 13 septembre

Collection Lambert, Avignon. Je refléterai ce que tu es… Jusqu’au 20 septembre. Avoir 20 ans ! Jusqu’au 15 novembre


Fondation Van Gogh (Arles) – Le peintre en est l’illustre absent. De lui, le lieu n’expose en effet qu’une petite huile sur carton que le musée d’Amsterdam lui a concédée pour un an : Square Saint-Pierre au coucher du soleil (1887). La solennité entourant sa présentation tranche avec son caractère assez peu remarquable, n’était la ligne anguleuse qui en détermine le seuil et pointe un chemin à l’extérieur de la peinture – celui que parcourait Van Gogh dans un portrait de lui en pied qu’il réalisa en 1888, s’en allant en quête d’un motif sur la route reliant Arles à Tarascon.

Francis Bacon, qui était fasciné par ce tableau fantôme détruit à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fut l’un des premiers à répondre positivement à l’appel lancé par la fondation, au moment de sa création au milieu des années 1980, aux artistes contemporains marqués par le legs du peintre, puisque tel est le rôle que s’est donné l’institution. En ce moment, parmi les bouquets étonnamment fins qu’y a disposés Marie Varenne, elle accueille les films saisonniers de Rose Lowder ainsi que des matériaux prélevés et assemblés de manière moins démonstrative par Natsuko Uchino que par Cyprien Gaillard. Mais surtout, la fondation Van Gogh expose sur ses murs soixante-dix clichés photographiques sélectionnés parmi les cinq mille plaques de verre prises entre 1900 et 1932 dans les Alpes suisses-italiennes par un autre viandante : Roberto Donetta.

À peu près rien n’est connu de cet homme-là, sinon que, marchand de graines ambulant, il se piqua de photographie à l’aube du siècle dernier et qu’en redécouvrant ses vues au début des années 1990, on introduisit du même coup Roberto Donetta dans le cercle élargi des grands photographes amateurs voués à une reconnaissance posthume, entre Eugène Atget et Vivian Maier. Son activité de colporteur à travers tout le Val di Blenio, dans le Tessin, en fit le portraitiste itinérant de ses habitants et de ses paysages d’une manière qui n’appartient pourtant ni pleinement au portrait ni véritablement au reportage.

Le vif de l'art (2) : dans les Fondations Van Gogh et Lambert

Roberto Donetta, « Scène apprêtée ; groupe d’hommes devant un bâtiment » (1900-1932/1993)

Quelquefois, Roberto Donetta met en scène sa propre famille, des ouvriers et des paysans dans des situations burlesques ou trop apprêtées pour qu’elles soient prises au sérieux. D’autres fois, il dévoile la mise en scène, en cadrant enfants et parents endimanchés au-delà de la toile de fond peinte tendue derrière eux pour l’occasion. Un cadrage trop abaissé, des mèches s’échappant d’un haut chignon, une moue rieuse au-dessus d’un uniforme de parade… tout parait décalé par rapport à la photographie posée que Roberto Donetta devait promettre à ses commanditaires, auxquels il remettait sans doute les images retouchées. Bice Curiger et Julia Marchand, les commissaires de l’exposition, ont manifestement privilégié leur état primitif.

Un choix qui correspond néanmoins à la façon qu’avait le photographe de faire de ses modèles les témoins d’une région qu’il arpenta des décennies durant, et dont il finit par produire un vaste carottage. Rien de nostalgique, cependant, dans ce panorama d’une époque où la crinoline de la bourgeoisie thermale contraste avec les soutanes surtendues par l’embonpoint des curés de campagne, et plus encore avec les habits gris d’un peuple exténué de travail dès l’enfance. Il faudrait en effet avoir les dents bien serrées ou le regard esthète pour admirer dans ces visages aux fronts systématiquement plissés l’authentique physionomie des montagnards d’alors, ou pour s’imaginer que leur air réfractaire provient exclusivement de ce qu’ils ne savaient pas encore composer avec l’appareil photographique.

Le vif de l'art (2) : dans les Fondations Van Gogh et Lambert

Roberto Donetta, « Jeune garçon devant une toile de fond tenue par une personne partiellement cachée » (1900-1932/1993) © Musée d’art de la Suisse italienne, Lugano. Collection du Tessin

Entre les mains de Donetta, celui-ci s’avère particulièrement prodigue en détails de cette nature. On se demande parfois comment il se fait qu’on se plaise tant à les rechercher dans les photographies anciennes, alors qu’on a tendance à les négliger dans les peintures qui les représentaient aussi bien… peut-être précisément parce que, le photographe s’effaçant derrière l’image qu’il prend, on feint de croire qu’il rend le passé brut au lieu de le représenter – feintise à laquelle participe puissamment le mécanisme qu’il se contente d’actionner, et qui s’avère d’autant plus gratifiante qu’elle permet effectivement à l’œil de glaner dans les parcelles du passé.

Fondation Yvon Lambert (Avignon) – Les photographies accrochées, quant à elles, en amont du Rhône revendiquent une contemporanéité qui, par définition, ne les rend pas aussi libres de leur temps. L’exposition intitulée Je refléterai ce que tu es… débute ainsi sous les auspices de l’œuvre de Nan Goldin qui, depuis les années 1970, constitue l’album d’une famille marginale, cosmopolite et queer, dont elle expose l’intimité avec d’autant plus de liberté que cette famille est celle qu’elle s’est choisie et qui l’a accueillie, qu’elle en a épousé les cahots et partagé l’existence éclatée.

Lorsque la visite se prolonge parmi les œuvres également photographiques de Vibeke Tandberg, de Jana Sterbal, d’Elina Brotherus ou de Jo Lansley & Helen Benson, on devine toutefois qu’un renversement s’est opéré, perceptible en vérité dès l’œuvre plus récente de Goldin. De fait, il ne s’agit plus de rendre familiers, au sens fort du mot, ceux qu’une société considère comme déviants, mais de familiariser la déviance à partir de soi seul, et finalement de la domestiquer, sans la découvrir ailleurs qu’en sa propre image. Je refléterai ce que tu es… résonne dès lors moins comme une promesse qu’à la manière d’un programme à double « je », un exercice de Narcisses surpris que leurs reflets les révèlent dissemblables et fascinés tout de même de s’y retrouver. Si l’on ajoute à cela l’esthétique doloriste d’Andres Serrano, l’ensemble provoque la sensation curieuse d’œuvres déjà datées, appartenant à ce style « Freak-Chic » du cinéma des années 2000, où les complications scénaristiques se voulaient le reflet de la complexité du monde dont chacun des personnages portait un peu du poids, au gramme près, mais finissaient toujours par renouer les fils rompus.

Le vif de l'art (2) : dans les Fondations Van Gogh et Lambert

Nan Goldin, « Kathe and Sharon Embraced, NYC » (1994). Tirage argentique, collection privée, Paris/Dépôt à la Collection Lambert, Avignon © Nan Goldin

La seconde exposition qu’organise la fondation, Avoir 20 ans !, souffre pour sa part d’un autre défaut qui tient à la place passablement encombrante qu’y occupe celui-là même dont on fête l’anniversaire de la donation. En 2000, Yvon Lambert faisait don d’une partie de sa collection à l’État français. Pour commémorer l’événement, chaque cartel de l’exposition s’ouvre sur les souvenirs de rencontres entre le galeriste et les artistes qu’il a représentés et collectionnés depuis la fin des années 1960, c’est-à-dire en cette période où l’on découvrait à Paris ce que New York connaissait déjà. Lambert y revendique à juste titre ce rôle de passeur, mais les interminables citations de lui en disent plus long sur son empressement à inscrire son nom dans le grand livre de l’histoire de l’art contemporain avant qu’il ne se referme, que sur les petits chefs-d’œuvre qui l’ont jalonnée et qu’il lègue ainsi à la postérité.

Par comparaison, ceux issus du minimalisme états-unien tendent à diminuer implacablement la portée autocritique de la démarche de leurs confrères européens. La malice de l’auteur des cartels qui a recopié le même paragraphe afin de décrire respectivement les œuvres de Daniel Buren et de Niele Toroni résume en ce sens éloquemment la façon dont les signes anti-picturaux des deux peintres se sont effectivement transformés en une signalétique aisément identifiable, démentant du même coup ce paradoxe que Lambert disait affectionner à propos du jeune Buren, « qui consistait à exposer dans une galerie commerciale des œuvres invendables ».

Le vif de l'art (2) : dans les Fondations Van Gogh et Lambert

Elina Brotherus, « Le miroir » (2000). Collection privée, Paris/Dépôt à la Collection Lambert, Avignon © Adagp, Paris, 2020

Les deux dessins muraux de Sol LeWitt, l’un emplissant toute une salle aveugle de ses tons mats triangulés (Wall Drawing #538, 1984-1988), l’autre courant le long d’un patio en bandes brillantes (Wall Drawing #1143, 2004), ou le vaste polyptique en forme d’iconostase que Cy Twombly a consacré à Pan (1980), sont également reconnaissables, et tout aussi monnayables, mais leur facture comme leur monumentalité suscitent un excès sourd comme un défi à leur qualité même. À une échelle beaucoup plus réduite, les notations à l’aquarelle, au graphite ou au pastel de Richard Tuttle et les huiles blanches de Robert Ryman passent pour des choses presque imperceptibles, comme si ces deux artistes n’avaient voulu laisser que d’infimes traces de leur passage, de minuscules indices de leur art, et déjouer par leurs gestes tout autant l’ordre de succession qu’impose l’histoire que l’hégémonie de l’œuvre que le marché commande.

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