La vie ordinaire des génocidaires, par l’anthropologue et psychiatre Richard Rechtman, est un livre innovant sur l’énigme identitaire des bourreaux génocidaires ou simplement horriblement criminels, quels que soient l’échelon ou l’échelle de leurs actions ou collaborations : le « bourreau » est-il un monstre ? un robot déshumanisé ? un sadique pervers jouissant de la souffrance qu’il inflige à autrui ? un homme « ordinaire » plongé dans la « banalité du mal » ? un fanatique religieux ou politique qui choisit la fin contre les moyens ? un Lacombe Lucien (film de Louis Malle de 1974, scénario de Patrick Modiano) paumé et légèrement autiste ? Ou bien cette question elle-même serait-elle mal posée ?
Richard Rechtman, La vie ordinaire des génocidaires. CNRS Éditions, 256 p., 19 €
Ce livre offre une perspective qui ne contredit pas frontalement les travaux antérieurs devenus classiques : la notion de « banalité du mal » de Hannah Arendt entrée dans le langage courant, les grandes enquêtes de psychologie expérimentale sur la soumission à l’autorité depuis Stanley Milgram, les textes de Freud, l’enquête de Christopher Browning sur un bataillon nazi, les travaux de Jacques Sémelin, les films de Rithy Panh, et bien d’autres exemples encore de situations ou de théories. Il les enrichit d’une autre approche, nous entraînant vers un réel déplacement de la problématique. L’expérience de clinique psychiatrique au long cours de Richard Rechtman avec des patients victimes ou bourreaux, venus de toutes sortes de terrains tragiques, sa connaissance plurielle d’ouvrages clé et son approche d’ethno-anthropologue soucieux de la question du terrain se conjuguent pour offrir une démarche qui ne lâche jamais sa question : comment comprendre le crime en train d’être mis en œuvre ?
Richard Rechtman prend une grande liberté dans son choix d’horizon historique, largement celui de l’après-1945. L’échelle de son objet est libre : le témoignage d’un patient directement entendu, celui, lu, d’un bourreau professionnel ou des entretiens avec des réfugiés en France tout récemment, sont utilisés comme les autres terrains, surtout celui des crimes des Khmers rouges au Cambodge (avril 1975-janvier 1979), le massacre de My Lai au Vietnam (16 mars 1968), le génocide des Tutsi au Rwanda (avril-juillet 1994), les guerres de l’ex-Yougoslavie (1991-1995). Sont ajoutées telle expérience de tortureur pendant la guerre d’Algérie, telle citation de djihadistes français, dans un véritable usage prosopographique des biographies et des récits d’expériences, toutes mises en batterie pertinente dans un raisonnement qui ne se laisse pas détourner de son objet, le réel du crime.

L’officier nazi Adolf Eichmann lors de son procès à Jérusalem (1961) © CC/The Huntington
Inscrire la « chair et l’os » de la pratique criminelle comme « fait social total », et en même temps dans son déroulement très concret, son fonctionnement social « ordinaire », est une réussite de ce travail. D’où l’élégante évacuation des carcans théoriques posés par le terme de « génocide » : qu’importent les classifications qui excluent du manuel certains massacres qui n’ont pas l’honneur d’être définis par le juge et l’historien comme « génocides », mais où les victimes ont autant souffert et les bourreaux autant « travaillé », et « aussi bien ». Ici, la volonté de prendre son objet partout où il est pertinent est délibérée et permet de ne pas lâcher la question de fond.
Les souvenirs, mémoires, histoires des grands crimes politiques de masse, relèvent d’un savoir particulier, dans lequel ce que l’on apprend est impossible à comprendre moralement : comment cela a-t-il pu avoir lieu ? Comment un être humain a-t-il pu accepter « ça », voire y participer ? Cette force d’inacceptation rétrospective, l’étranglement du « trop tard », ont étayé dans les consciences privées la ritualisation consensuelle du « plus jamais ça », qui inscrit implicitement la résistance comme idéal de l’époque. Fondée sur l’infernal « devoir de mémoire », la promesse de résistance est pensée comme condition culturelle de la prévention politique des massacres à venir. Cet idéal chanté, promu, commémoré, implique nécessairement l’anticipation mimétique d’un retour possible de « cela », dont il s’agit de bien se souvenir pour le reconnaître. Il pose la question de l’identité du héros ordinaire (aurais-je été, est-ce que je serais résistant ou bourreau ?) que se pose toute conscience après 1945 – et un ouvrage de Pierre Bayard (Minuit, 2013). Cette question du « moi » devient tragiquement morale. Mais la temporalité propre de ce vœu de résistance intime et sacré est en fait un jeu de rôle mimétique, que la ritualisation de notre injonction d’époque conjugue plus au futur antérieur et à l’imparfait du subjonctif qu’au présent. Il vise une sphère virtuelle où passé et futur se chevauchent dans une irréalité bétonnée de récits historiques tragiques, virtualité que dissout le livre de Richard Rechtman en se rapprochant du sol, du présent de l’action réelle.
La vie ordinaire des génocidaires nous fait réaliser que, depuis 1945, ce fut et c’est encore très souvent « cela » : l’irruption de situations où la production de l’enfer humain, son projet politique construit, son travail logistique complexe, où toutes les forces productrices d’une nation sont reconfigurées en forces destructrices d’une partie de la population définie collectivement comme devant être détruite. Le « plus jamais ça ! » en tant que serment intime (« je serais résistant ! ») et ex-voto poignant pour le monde (« plus jamais à jamais ») est une des premières victimes de cet ouvrage : « ça » a sans cesse recommencé, « ça » n’a jamais cessé. La fin du « plus jamais cela » comme ex-voto désespérant ne veut pas dire qu’il faille y renoncer, ce qui est pratiquement impossible au plan éthique et politique ; ce pourquoi aussi ce livre est écrit.
Les hypothèses psychologiques et morales sur les acteurs ne suffisent pas, et les contextualisations situationnelles se révèlent souvent peu robustes. Pour l’ethnologue et le clinicien, l’homme « ordinaire » n’existe pas, il est toujours « lui », avec sa trajectoire propre insondable, et on trouve parmi les « bourreaux » toutes sortes de personnes trop différentes. Bien sûr, il y a le sadisme pervers du gardien de camp, le manque d’empathie comme protection utile, l’esprit de corps et l’alcool le soir comme « lessivage » du doute intime et solitaire, la grande joie primaire de voler les biens des victimes, la peur psychotrope de la répression, la force étrange de la propagande pourtant grotesque tant elle est fausse et outrée, la fascination pour un chef dont la cruauté serait le signe politique de la pureté, la robotisation de la survie physique d’un tueur hébété au bout de plusieurs heures de crimes à la chaîne, mais aussi la fatigue comme ivresse grise, le vertige de l’impunité, l’ivresse de domination même partielle… la volupté blindée de la soumission, et toute une série de paramètres, la pulsion de mort, la rhétorique du bon droit (Jack Katz : le crime se commet toujours de « bon droit ») – ces éléments ne sont pas contredits, mais ils ne clôturent pas le champ.
Vu de près, il n’y pas de personnalité ordinaire, mais il y a bien une vie ordinaire : la plate vie quotidienne, en temps réel, avec certaines conditions de normalité matérielles et culturelles, un certain cadre social posé comme le seul horizon de réalité (au sens de ce que je réalise comme existant autour de mon corps ) « pour le moment » – et la notion éthologique de « shifting baseliness » pourrait ici être utile : investir de réalité unique l’horizon du présent. La « vie ordinaire » est, en amont de tout récit, celle qui est en train de se dérouler concrètement sur la scène physique : « la vie qui est ainsi », cette platitude tautologique bizarre des mères-grand au seuil de la mort, est un objet en tant que tel, encore mal évalué par les sciences sociales, objet qu’un rapt de la part de la littérature a fait disparaître de l’horizon scientifique toujours rétrospectif de la recherche, et dont l’épaisseur a aussi été effacée des mémoires après coup.

Le politicien serbe Goran Hadžić, accusé de crimes de guerre, comparaît devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (2011) © ICTY
La notion de « forme de vie », utilisée depuis Wittgenstein, est ici précieuse, assez souple pour être réinventée et assez robuste pour imposer une réorientation des formes de description d’une séquence de vie, celle d’un tueur quotidiennement au travail par exemple. Au cours de sa vie de tous les jours, son « travail » pose surtout des problèmes techniques et logistiques : la répétition des gestes, leur inconfort pénible et dégoûtant, la gestion des innombrables cadavres, tout cela forme un ensemble de soucis et de recettes du « bien faire » qui tendent à envahir le champ des préoccupations collectives explicites chez des « collègues » à l’œuvre chaque jour, au sein d’un système et d’un langage qui rendent normal et louable ce travail épuisant et pénible. La fatigue extrême, ce puissant psychotrope gris, rend chaque soir bien plus irritante la pratique concrète de ce travail de tuer que n’est perturbant son sens du point de vue éthique. Les anxiétés liées aux frustrations et aux rivalités professionnelles, aux jouissances et aux souffrances hiérarchiques, sont bien plus investies comme problématiques que l’éthique du meurtre en cours. Un feu psychique qui ne s’éprouvait que dans le temps de la vie ordinaire, qui échappe souvent au récit rétrospectif.
Or, ce que fabrique l’ordinaire de la vie, c’est, sous certaines conditions, de rendre plat et dénué de sens l’extraordinaire qui peut s’y produire : par exemple, le sens du travail que l’on y pratique. L’ordinaire comme forme banale de la vie présente (et non comme évaluation d’une personne) désigne cette vie quotidienne où porter des bottes sales, avoir une rage de dents, être mal salué, être « crevé », etc., occupe plus de pensées que la question des grandes valeurs, devenue incongrue, ridicule, parfois obscène. L’ordinaire de la vie quotidienne tend alors à faire basculer le tragique systémique de ce qui s’y passe dans la platitude de ce qui n’est pas pris en compte, comme une borne au bord de la route. Il ne s’agit même pas de déni, ni de honte floutée, ni de refus de voir, mais d’inintérêt cognitif. La « banalité du mal » est le produit de cette puissante banalisation du mal que fabrique la forme de vie ordinaire, et son abime tragique n’a pas plus de sens qu’un caillou au bord du chemin. Ce mécanisme, où la vie ordinaire réduit à presque rien l’extraordinaire de ce qui s’y passe, n’est pas mystérieux : nous le vivons chaque jour dans les rues de nos villes en côtoyant, tranquilles, sans quitter nos soucis ou nos fatigues, les clochards, Roms et migrants dont le récit de vie dans un beau livre ou film nous rendrait fous d’empathie et de douleur dans le vœu du « plus jamais ça », mais que l’ordinaire de la vie nous rend, non pas invisibles, mais dénués d’intérêt.
Au hasard d’une consultation, un patient de Richard Rechtman va lui apprendre qu’il été bourreau jadis dans son pays. C’est une information aussi plate que le temps qu’il fait, donnée sans remords. Il est resté dans l’ordinaire de sa vie, il continue à se situer dans un monde où « ça » n’est qu’un fait périphérique, dont la question du sens ne se pose pas, ou pas maintenant. L’histoire rappelle celle de Kazimierz Moczarski, grand résistant polonais, emprisonné neuf ans après 1945, horriblement torturé par le pouvoir soviétique, et qui a passé huit mois dans la même cellule que le SS Jürgen Stroop, organisateur du massacre du ghetto de Varsovie. Contraint à cette proximité de cauchemar avec l’ennemi mortel, il va transformer son horreur d’être si près en une curiosité hallucinée, implacable et rigoureuse (Entretiens avec le bourreau, Gallimard, 1979).
Moczarski fait un portrait totalement en accord avec ce que Richard Rechtman démontre dans son livre : pas de remords, une non-perception des faits qui excède la notion de déni. Ce que l’on dénie existe quelque part mais, là, le meurtre de masse n’est rien ; ce qui existe, c’est un travail, un devoir, une lourde mission pour cet officier fier de sa prestance, qui aime avoir « de belles bottes bien lustrées ». Cette approche poursuit une réflexion menée par Christian Ingrao ou Catherine Coquio, et se confirme dans la thèse récente d’Amélie Faucheux, dont on attend la publication (Massacrer dans l’intimité : La question des ruptures de liens sociaux et familiaux dans le cas du génocide des Tutsi du Rwanda de 1994). Le fait que l’auteur ait eu un rapport de proximité avec nombre d’acteurs constitue une expérience cognitive majeure qui donne à son livre une dimension particulière.
À la fin de l’ouvrage, on comprend que, de même qu’il n’y a pas de profil type de tueur, il n’y a pas non plus de figure dominante du héros de la résistance. Ils, elles existent partout et tout le temps, celles et ceux qui préfèrent mourir, tout quitter plutôt que de devenir des tueurs. Richard Rechman entend aussi ces paroles de refugiés partis de leur pays pour cause de « résistance » à des régimes criminels. Sur 80 millions de personnes déplacées ou refugiées dans le monde actuellement (chiffre du Haut Commissariat aux réfugiés), combien y en a-t-il dans ce cas ? Ces héros et héroïnes qui disent non, dont la personnalité n’est pas sociologiquement prédictible et dont l’éthique s’inscrit dans notre culture de la résistance, au péril de leur vie, subissent de gravissimes violations des droits humains tout au long de leurs périples. Les passants contemporains, qui sanglotent devant les films de résistance, passent sans même ne pas les voir à coté de leurs campements précaires. La force d’évidence régnant dans leur forme de vie en cours, leur vie ordinaire produit aussi à ce niveau cette « prise d’inconscience » typique, cet accès d’inintérêt puissant, en face du tragique de ce que, si près d’eux, vit autrui.