Quand la géographie fête ses numéros 100

Le numéro 100 des numéros 100 En attendant NadeauUne discipline universitaire « normalement » construite et vivante dispose de sa revue de référence, fondée par des maîtres, qui y accueillent leurs disciples, les reconnaissant par là même, et leur passant le témoin éditorial le moment venu. Nous ouvrirons ici pour lecture deux revues de référence pour la géographie française dont les centièmes livraisons ont paru à près d’un siècle de distance, les Annales de géographie, en 1909 et L’Espace géographique, en 1997.

Leurs titres respectifs ne sont pas sans valeur indicative : des annales se projettent dans la continuité temporelle, l’espace se dispose dans l’étendue, un champ à baliser et à analyser. On devine que la nouvelle revue, lancée en 1972, a tenu à remplir une fonction que la doyenne, selon elle, n’assumait plus. La modernité sociale revendiquée de son fondateur, Roger Brunet, rompait avec le parti humaniste de Paul Vidal de la Blache. En 1909, Vidal préparait une géographie universelle (en 15 tomes) ;  en 1997, Brunet publie la sienne (en 10 tomes). Les deux revues et les deux collections initient et construisent des visions du monde de leur temps à travers le prisme de leurs choix scientifiques et idéologiques.

Le numéro 100 des numéros 100 : deux revues de géographie

Pierre Bourdieu avait acté en 1980 que la géographie se distinguait par « le petit, le particulier, le concret, le réel, le visible, la minutie, le détail, la monographie, la description… ». Ces numéros 100 vérifient-ils ce trop beau profil ? On ne dispose pas du compte rendu des échanges ayant eu lieu lors des comités éditoriaux qui ont décidé du sommaire de ces livraisons. Si l’on place en regard l’un de l’autre les deux sommaires, des différences apparaissent – liées aux intérêts et aux méthodes des géographes du moment – mais aussi des échos suggestifs.

Vidal ne signe aucun texte dans ce numéro ; en revanche, quatre de ses « élèves » signent une ou plusieurs contributions. Les Annales sont bien la tribune d’une « école ». Brunet, en revanche, est très présent dans L’Espace géographique : il signe des notes qui parfois « recadrent » des textes, on trouve un long compte rendu de ses dernières publications. La géographie naturaliste est très présente dans les Annales de géographie par la question des méandres des vallées fluviales, un débat vif à l’époque entre géographes français, allemands et américains (deux ans auparavant, les Annales avaient rendu compte du colloque de plein air tenu sur le méandre de Chevroches, près de Clamecy).

Moins scolastiques et presque d’une sensibilité début XXIe siècle, elles proposent au lecteur un long article sur le séisme du 18 avril 1906 à San Francisco qui a été suivi d’un énorme incendie. Le texte exploite les très nombreuses études américaines que la catastrophe a suscitées ; ainsi, les Annales soulignent que «  les vicissitudes ont été vite connues dans le monde entier par le télégraphe et la presse ». Pré-mondialisation ?

Les Annales ont une rubrique intitulée « Chronique géographique », qui  fait un tour d’horizon des explorations, expéditions, statistiques. Elle est principalement tenue par Maurice Zimmermann, figure singulière, polyglotte, vidalien éclectique (999 contributions dans la revue de 1895 à 1936). Dans ce numéro 100, il signe 12 notes : explorations en altitude (Himalaya) et en latitude (pôle Nord), et il mentionne : « Le nombre total des personnes débarquées New York est tombé en 1908 à 511 000. » Quel lecteur perspicace a vu que ce chiffre signalait que « la porte ouverte » se refermait, doucement, à Ellis Island ?

Le numéro 100 des numéros 100 : deux revues de géographie

Les deux revues traitent du rapport de la géographie à la cartographie. Lucien Gallois, « bras droit » de Vidal, ouvre le numéro 100 des Annales par un long article sur « L’Académie des sciences et la carte de Cassini », représentatif du positivisme ambiant. L’Espace rend compte, sous le titre « Cartes, savoir et pouvoir », de la traduction de l’ouvrage majeur de Brian Harley, The History of Cartography (1987, trad. fr. 1995), qui déconstruit le rapport positiviste à la carte. Observons que ce numéro de L’Espace comprend d’autres textes témoignant du parti épistémologique et méthodologique de la revue, lequel, in petto, constitue un démenti au portrait-robot de Pierre Bourdieu.

En 1909, les Annales sont au cœur d’un monde colonial. La revue n’est pas une tribune du parti colonial, elle rend compte, prosaïquement, de son actualité : Maurice Zimmermann, qui enseigne à Lyon la géographie coloniale, note les aménagements modernes du port de Dakar, symbole, non commercial, que « le Gouvernement a déposé le projet de loi constituant en Université les Écoles d’Enseignement Supérieur d’Alger […] La nouvelle Université sera, à la fois, un foyer de culture générale, indispensable au peuple algérien en voie de formation ». En ce temps-là, la géographie était plus optimiste que chagrine…

À la fin du XXe siècle, le rapport du Nord au Sud passe par un souci de reconnaissance culturelle. Augustin Berque signe un hommage à Joël Bonnemaison, pionnier de la géographie culturelle en France, qui est décédé, sur le terrain, à Nouméa. Le rapport au monde est fait aussi de pratiques, de plus en plus massives en nombre et tous azimuts : L’Espace géographique consacre cinq textes aux « Espaces du tourisme ». Le temps est venu d’explorer scientifiquement ce champ en expansion.

Le n° 100 de L’Espace se termine par la recension d’un ouvrage majeur sur La formation de l’école française de géographie de Vincent Berdoulay, lequel ouvrage est une clé pour comprendre les choix de cette école encore au complet, maître et élèves, dans le n° 100 des Annales. Sans commentaire ?