Les liens du sang et du charbon

Ukraine

De façon inattendue, la région du Donbass est en passe de devenir un certain genre, au cinéma comme en littérature, comme si le « factuel » de l’actualité ne pouvait suffire à restituer l’absurde du conflit en Ukraine. Mais à chacun son Donbass. À sa manière, toute romanesque, le journaliste Benoît Vitkine, Prix Albert-Londres de la presse écrite en 2019, contribue lui aussi à déchirer le rideau de brume et de violence qui recouvre la région, à donner chair à ce monde aussi fascinant que cruel.


Benoît Vitkine, Donbass. Les Arènes, 288 p., 18 €


Serguei Jadan, un des jeunes écrivains ukrainiens les plus importants, montrait dans La route du Donbass (Noir sur Blanc, 2013) le paysage avant la bataille, comme une prémonition de ce qui allait arriver. Le cinéaste Sergueï Loznitsa a proposé de son côté une version baroque, poussée aux extrêmes, moitié ricanante, moitié tragique, mi-burlesque, mi-expressionniste (Donbass, 2018). Dans Les guerres perdues de Youri Beliaev (Grasset, 2018), Pierre Sautreuil a démêlé les liens mafieux qui relient la région frontalière avec les autres points chauds de l’ex-URSS. On pourrait presque dire que le Donbass attire également les aventuriers de la plume comme Benoît Vitkine, qui a couvert le conflit pour Le Monde.

Plutôt qu’à un personnage, il s’attache à la ville d’Avdiivka, sorte de communauté humaine dont les protagonistes tournent autour de la zone tour à tour prise et perdue par les séparatistes des républiques fantoches pro-russes. Mais, de chaque côté de cette ligne, vivent les mêmes, ceux qui ont les « poumons noirs et la gorge sèche ». Pourquoi ont-ils choisi ce côté-ci ou celui-là ? Qui sont les « nôtres », les amis ou les ennemis, ceux qui respectent l’honneur, les principes, mais lesquels ? Les personnages laissent échapper les variations de leur conscience, justifications des violences, rancœurs, règlements de comptes qui rebondissent de conflit en conflit. Se dessinent aussi des générosités inattendues, avec des portraits très touchants de femmes ou d’enfants. L’assassinat de l’un d’eux va servir de fil à l’intrigue.

Benoît Vitkine, Donbass

À Avdiivka se trouve une des plus grandes usines de coke d’Europe, une ressource dont chacun a besoin. Le trafic réunit les deux côtés de cette frontière quasi invisible et qui ne se trace qu’à coups de kalachnikovs. Cette frontière n’est nette ni dans la géographie ni dans les consciences. Les responsables militaires russes et ukrainiens se retrouvent face à face avec des ambitions, des opportunismes ou des lâchetés qui ne sont parfois pas si éloignés. « Les liens du sang et du charbon… Qui faisait la différence entre les innocents et les coupables ? », se demande Benoît Vitkine.

Dans la région, tout pousse au crime, la richesse comme la misère. Poumon économique d’une région déprimée, déstructurée, le Donbass est aussi le poumon de l’oligarchie et celui de la corruption, dans un enchaînement qui ressemble à la fatalité. Les échanges sont réglés selon des schémas qui échappent à toutes les règles : coups de feu, contrebande de charbon « séparatiste » ou d’héroïne. « Les officiers expédiaient du saucisson et de la vodka vers les territoires séparatistes et importaient de l’essence et des cigarettes. Seules les quantités variaient : plus l’on compte de galons sur leurs épaules, plus elles augmentaient. Aucune des guerres que Moscou avait menées dans la région depuis les années quatre-vingt-dix n’y avait échappé… […] les confettis de l’Empire étaient devenus des places fortes du trafic. »

La guerre, la vraie, arrive sans que la population y croie vraiment, habituée à d’autres formes de luttes. D’abord avec curiosité, puis comme s’il s’agissait d’un moindre mal. « Et quoi ? Dix mille morts, quinze mille, c’est tout ! », lance un personnage. Mais le jeu de massacre se met en place. « Kiev avait expédié de nouvelles troupes, de nouveaux blindés, pendant que les rebelles, eux, commençaient à recevoir les leurs, généreusement livrés depuis la Russie voisine. »

Benoît Vitkine, Donbass

Ruines de l’aéroport de Donetsk, Ukraine, en décembre 2014 © Youtube/CC/BY

L’enquête sur l’assassinat de l’enfant va fonctionner comme une machine à remonter le temps, jusqu’à la guerre d’Afghanistan, lourde de complicités oubliées et qui relient le tout. C’est d’ailleurs une partie très réussie du roman, fouillant le fonctionnement de cette mémoire, son côté punching-ball, le souvenir des « cercueils de zinc » décrits par Svetlana Alexievitch dans son livre de 1989, scellés pour que les familles ne puissent voir ni la cause ni l’horreur, cachant les corps démembrés et le vrai visage de l’aide « fraternelle ».

C’est quoi la guerre ? s’interrogent les personnages. Avec quelques réponses. « L’occasion de rebattre les cartes, l’opportunité pour les outsiders et les minables de se faire une place au soleil. » « Une catastrophe supplémentaire dans la litanie des épreuves qui avaient balayé les steppes du Donbass ». Ou cette réplique plus désabusée encore : « C’est la guerre ? Non, mon pote, ça, c’est le Donbass ! Ça, c’est notre belle Ukraine, incapable d’offrir des routes en bon état à ses enfants ».

Il faut saluer la performance de Benoît Vitkine, qui parvient dans cet imbroglio politique à se frayer un chemin pour ficeler l’intrigue d’un polar et le rendre attachant, émouvant, sensible. Avec, pourtant, l’étrange sentiment que le romancier et le journaliste jouent à cache-cache et que le premier dame le pion à l’homme de l’actualité brûlante. Il tend à maintenir dans une sorte d’équidistance, d’équivalence, les forces en place, les ressorts humains, d’en peser avec beaucoup de subtilité les motivations, à l’affût d’un peu de justice, ou de rationalité, dans un lieu en proie à tous les excès. Le romancier laisse pourtant échapper sa tendresse, et peut-être son sentiment profond, avec ce mot d’enfant qui clôt le récit : « Ça sert à quoi, tonton Henrik, des fortifications ? »

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