Zafzaf, écrivain des marges

Dans le paysage littéraire marocain, nombreux sont les auteurs arabophones qui demeurent, faute de traduction, de diffusion ou d’intérêt, peu connus en France. Mohamed Zafzaf (1943-2001) est l’un d’entre eux. Cette situation est désormais amenée à évoluer grâce à la poétesse et médiéviste marocaine Siham Bouhlal qui traduit Tentative de vie, roman paru en 1985. Sa publication en version française par les éditions Virgule, sises à Tanger, élargit le lectorat de l’écrivain marocain et incarne la promesse d’un retour salutaire à son œuvre.


Mohamed Zafzaf, Tentative de vie. Trad. de l’arabe par Siham Bouhlal. Virgule, 108 p., 13 €


Siham Bouhlal est notamment la traductrice du Livre de brocart (Gallimard, 2004) et de L’art du commensal (Actes Sud, 2009). Elle s’attelle désormais à la traduction des œuvres de Zafzaf, qui a profondément marqué la littérature arabe du XXe siècle, comme en témoigne le fait qu’on a donné son nom à un prix du roman arabe. Ce prix, créé en 2002, a récompensé de grands auteurs tels que le Soudanais Tayeb Salih, le Syrien Hanna Mina ou encore le Libyen Ibrahim Al-Koni.

L’écriture réaliste et acérée de Zafzaf doit certainement beaucoup à son parcours. Après une enfance difficile qui l’emmène de la petite ville de Souk Larbaa dans la plaine du Gharb à la périphérie de Kenitra, il fait des études de philosophie et travaille un temps comme enseignant puis documentaliste dans un collège avant de s’installer à Casablanca et de se consacrer à l’écriture. Ses débuts se font dans la poésie, puis il se tourne vers le roman et surtout la nouvelle, un genre où il excelle. Homme sensible et discret, reconnaissable à sa barbe dostoïevskienne et à son keffieh constamment jeté sur ses épaules, Zafzaf s’est longtemps tenu loin des lumières. Les clés de sa vie sont à chercher dans ses œuvres et peut-être aussi dans certains fragments de la correspondance qu’il a échangée avec ses quelques amis, dont Mohamed Choukri.

Mohamed Zafzaf, Tentative de vie

Mohamed Zafzaf

Dans Tentative de vie, le lecteur suit Hamid, vendeur de journaux sur le port de Kenitra, non loin de la base aérienne américaine. Installée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sur un terrain encerclé par le fleuve Sebou, la base ne sera rétrocédée au Maroc qu’en 1978. Sur le port, deux générations de vendeurs de journaux : les vieux qui « n’ont jamais pu changer ce métier depuis avant la guerre mondiale », et les jeunes, comme Hamid et son ami Daoui, qui tentent de vivre plus par les vols à l’étalage des marchands de fruits et dans les boîtes de nuit fréquentées par les Américains que par le maigre revenu de leurs ventes quotidiennes. Les pieds enflés à force de marcher, les uns et les autres errent dans une ville qui ressemble à un immense piège à ciel ouvert.

Aux marges de la ville, les bidonvilles accueillent une population qui travaille « au service des citadins » et qui rassemble, en plus des vendeurs de journaux, les marchands ambulants, les mendiants et les fossoyeurs. Ici, la tentative de vie rime avec le travail précaire, la cueillette saisonnière des glands et la récupération des restes de la base américaine. La famille de Hamid est un concentré de misère et d’abandon : le père, chômeur et « gros dormeur », pense pouvoir vivre avec les quelques dirhams gagnés par son fils ; la mère, « emmitouflée dans ses vieilles fripes », subit et se lamente sur son sort ; les deux frères passent la journée allongés sur une vieille natte « comme deux sardines en boîte ». Entre deux disputes, les repas : « pain au thé » ou « pain et olives ». On répète le mot « viande » pour le savourer « comme un rêve », on cherche la fameuse baraka auprès des fakirs et des voyantes, on construit pour son fils une baraque qui ressemble à « une niche de chien ».

Avec une plume tranchante et lapidaire qui transparaît dans la traduction de Bouhlal, Zafzaf décrit un univers clos où règnent le malheur et le dénuement, la cruauté facile et le crime banalisé : « c’était la famine, et là où se trouve la faim, le meurtre d’hommes équivaut à celui d’une mouche ». Dans son avant-propos, la traductrice rappelle que Zafzaf avait cette fascinante « capacité de démystifier, d’ouvrir, de dire simplement les choses ». Au fil des pages, le lecteur croise des jeunes qui dorment dans les décharges, des gamins qui balaient les rues pour de l’huile et de la farine, des paysannes devenues prostituées dans les bars, des vétérans de la guerre d’Indochine mâchant leur solitude et leurs souvenirs. Dans ces marges effarantes que décrit Zafzaf en connaisseur, la brutalité est convenue, la pureté est suspecte, les chants des hommes ressemblent aux « lamentations d’un loup ».

Mohamed Zafzaf, Tentative de vie

Bus de la base aérienne de Kenitra, Maroc © CC/Hakim Dahoune

Dans ce Maroc des années de plomb et de détresse, les figures du pouvoir sont dominées par la violence et la corruption. Le Moqadem, auxiliaire de l’administration au niveau local, est un homme dont le ventre « est gras de pots-de-vin », les gardiens du port sont « des rustres, comme nés et grandis dans des bordels », le patron de Hamid a des yeux qui ne portent sur le monde que « mépris, dureté et rudesse ». Dans les bars, les soldats américains aux corps immenses sèment la terreur, se battent pour les prostituées et humilient les jeunes de rue.

En 2009, alors qu’il est enseigné au collège, le roman de Zafzaf suscite une fausse polémique de la part de certains milieux conservateurs, visiblement gênés par son style translucide et frontal. Pourtant, même au cœur du chaos, Zafzaf laisse entrevoir la quête d’une liberté incertaine. Entre Faytouna, « la boiteuse à la belle croupe » promise par sa mère qui rêve de le voir marié, et Ghenou, la prostituée affable qui pourrait le libérer de l’emprise maternelle, Hamid cherche le sens d’une vie à venir. D’un « plaisir étrange » à un « frisson particulier », un univers de sensations fragiles fait son chemin dans le récit. Par moments, tout semble possible : au port, les rails du quai forment « une géométrie harmonieuse », le gazouillis des oiseaux est un hymne obstiné, le copain Daoui est prêt à « aller en enfer avec Brigitte Bardot et Marilyn Monroe » !

Zafzaf est l’écrivain de ces marges qui portent en leur creux le double signe de la résignation et de la pugnacité. Portrait d’un pays qui rumine ses contradictions, jouant sans cesse des limites entre le légal et l’illicite, entre le répréhensible et le toléré. Simulacre d’une vie qui continue de respirer, comme dans ce proverbe populaire qui résume la solitude et l’abandon : « chaque brebis sera pendue par ses pattes, au jour du jugement ». Au détour des pages, un épicier se souvient de cette période de grande famine, quand « les hélicoptères nous balançaient des morceaux de fromage, de chocolat, de pain et des tracts que personne ne savait lire ». Par-delà l’immersion sociale et le témoignage historique, la (re)lecture de Zafzaf est une traversée de signes éloquents dissimulés dans les plis du récit. À titre d’exemple, pour échapper à son patron, Hamid se planque « entre les toilettes publiques et les bureaux du syndicat du tourisme », image symbolique d’un destin piégé entre la tragédie quotidienne et le récit officiel.

Mohamed Zafzaf, Tentative de vie

Hôtel de l’Europe à Kenitra, Maroc © CC/Hakim Dahoune

En onze chapitres brefs, rythmés par une langue dépouillée mais d’une justesse aveuglante, Zafzaf donne libre cours à son talent de portraitiste incisif et mordant : les dents abîmées du père de Hamid ressemblent à « des fers rouillés », les badauds au café sont « des escargots colorés », les policiers de la base américaine sont « vêtus de blanc comme des cigognes ». La marge du récit est ce foyer poétique où convergent, avec la kyrielle des personnages, des couleurs ambivalentes qui disent la déchirure et le désir, la blessure et la fuite en avant. La traductrice voit dans le roman « une course contre la forfaiture et la mort » qui se lit « à mi-chemin entre le théâtre et le cinéma ».

Publiés à Damas, Beyrouth, Le Caire, Bagdad, Tunis et Casablanca, les romans et les recueils de nouvelles de Zafzaf se distinguent par des titres à la fois simples et évocateurs : Trottoirs et murs (1974), Des maisons basses (1979), L’œuf du coq (1984, première œuvre à être traduite en français), Le renard qui apparaît et disparaît (1989) ou encore Bouches grandes ouvertes (1998). Zafzaf écrit sans fioritures et sans artifices. Revisitées à la lumière de la traduction, les marges de son œuvre disent l’acharnement de l’homme et de l’écrivain. Dans Tentative de vie, la tentative est aussi importante que la vie.

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