Des Albanais déportés par l’Empire ottoman

Odette Marquet, religieuse depuis 1959, connaît particulièrement bien la sphère albanaise. Elle a séjourné auprès des Arberèches, en Italie du Sud, des Albanais du Kosovo et, enfin, en Albanie même, après la chute de la dictature. Elle a recueilli dans son ouvrage des archives de première main qui permettent de reconstituer la manière dont s’est effectuée, en 1846, la déportation de familles albanaises par l’Empire ottoman pour des raisons religieuses.


Odette Marquet, La déportation des familles albanaises au XIXe siècle dans les archives françaises. Cerf, 253 p., 19 €


Dans la première moitié du XIXe siècle, la turbulente Albanie n’est pas la dernière à donner du fil à retordre à l’Empire ottoman. Le fameux Ali Pacha de Janina tente de faire sécession puis est assassiné, victime d’une trahison (1822). L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré racontera l’épisode dans son roman La niche de la honte (Fayard). Les chefs de clans du sud jugés peu sûrs sont « convoqués » à Monastir (1830) et massacrés par surprise. Le même Kadaré évoquera l’événement dans La commission des fêtes (Fayard). Le pacha de Shkodra, qui a lui aussi des velléités de résistance, est ramené à la raison (1831). Ainsi, en Albanie, les domaines féodo-militaires disparaissent au profit de grandes propriétés confiées à des fidèles de la Porte. De fait, le sultan réformateur Abdul-Medjid, qui cherche à travers le « Tanzimat » (« réorganisation ») à européaniser l’empire, rencontre de fortes résistances. La centralisation administrative, l’introduction d’un droit différent des coutumes locales, la venue de fonctionnaires « étrangers », les nouveaux impôts et le service militaire obligatoire de sept à dix ans, qui remplace les anciennes unités de mercenaires, mécontentent toutes les catégories sociales, des familles beylicales aux paysans, en passant par les clans montagnards. D’où les révoltes de 1843, 1844, 1845… qui aboutissent à un commencement de prise de conscience nationale. Dans les Balkans, la Grèce a gagné son indépendance (1830) et la Serbie est reconnue principauté autonome. Les prétentions russes sur l’Empire ottoman sont si fortes qu’elles provoqueront la guerre de Crimée (1853-1856). C’est dans ce contexte d’extrêmes tensions qu’il faut appréhender les causes du drame et son déroulement.

L’historien Jean-Claude Faveyrial rapporte dans ses mémoires (1889) qu’à la suite de la mise à mort  à Istanbul, en 1844, d’un Arménien qui était revenu à la religion chrétienne, le sultan aurait promis à l’ambassadeur d’Angleterre qu’il serait possible de renoncer à la religion musulmane sans encourir de rétorsion. L’année suivante, quatre-vingt-dix familles, aux alentours de la ville de Gjilan, actuellement au Kosovo, se déclarèrent chrétiennes. Certaines n’étaient musulmanes que depuis 1835. Mal leur en prit. Leur démarche officielle fut catégoriquement rejetée. Intimidés, plusieurs villageois renoncèrent, mais un noyau d’irréductibles persista. Ils furent arrêtés, emprisonnés et torturés ; comme ils s’obstinaient, le pacha de Skopje décida de les déporter. Une question demeure : pouvait-il prendre seul une telle mesure ou devait-il en référer au sultan ? Par bateau, ils arrivèrent en Anatolie occidentale et furent conduits non loin de l’actuelle Bursa dans un endroit marécageux.

Odette Marquet, La déportation des familles albanaises au XIXe siècle dans les archives françaises

La question des conversions est complexe. Un grand nombre d’Albanais se convertirent à l’islam, à partir du XVIIe siècle, ce qui les déconsidéra aux yeux de leurs voisins grecs et serbes, qui les regardèrent comme des « Turcs ». C’était oublier que l’Albanie était pauvre et que l’Empire offrait, à qui avait quelque talent, un avenir enviable. Aussi les causes de conversion furent-elles multiples : le désir d’échapper à l’impôt qui portait sur les non-musulmans et de ne pas voir la propriété de sa terre remise en cause, la méconnaissance des dogmes et la superficialité des convictions dues à la faible présence de l’Église, la proximité des deux religions, la misère, le veuvage des femmes, les brimades, le conformisme social, les pressions musulmanes, en particulier dans les villes, les ambitions personnelles, tous ces éléments jouèrent leur rôle. Sur les territoires albanais existaient des « Laramanes », c’est-à-dire des crypto-chrétiens, musulmans à l’extérieur, chrétiens à la maison. Il est difficile d’évaluer leur nombre ; à l’époque, les autorités ottomanes avancent une fourchette qui va de 20 000 à 70 000 pour l’Albanie et la Bosnie, ce qui est jugé exagéré par le consul de France à Salonique. La déportation est justifiée par le pouvoir qui argue que les villageois musulmans vont très mal prendre ces conversions et que cela va créer des troubles violents. L’ambassadeur de France confirme ces raisons en déclarant les populations musulmanes « fanatiques et ingouvernables », ajoutant que la Porte n’a que peu d’autorité sur place.

Quoi qu’il en soit, à cause des tortures et des conditions de la déportation – les Albanais sont « couverts de haillons, sans chaussures, garrotés » –, sur les 187 villageois, une centaine n’arrive pas à destination. Deux bambins sont même jetés à la mer, un bébé a les jambes brisées, deux enfants voient leur père égorgé et leur mère noyée… Alors que tant de méfaits ne laissent généralement aucune trace dans la mémoire, cette déportation est fort bien documentée.

Deux missionnaires, le lazariste Bonnieu et l’abbé Hillereau, rejoignent les déportés dans le village de Muhalitch, le 3 mai 1846. Ils sont effarés par le spectacle dantesque qui s’offre à eux. Dans un khan en ruine, « sans vêtements, sans nourriture, sans médecine », les familles se retrouvent « entassées pêle-mêle dans un lieu infect, rongées de vermines, décimées par la dysenterie ». Les femmes et les fillettes ont été violées. Certaines sont plongées dans un état d’hébétude ou sont devenues folles. L’une d’elles ne cesse d’entonner des chants funèbres, entrecoupés de cris. Celles qui ont des enfants ne peuvent plus les allaiter et les voient s’éteindre. Certains hommes ont eu les jambes et les bras brisés à coups de bâton. Beaucoup de malades, accablés par la fièvre, ne peuvent plus se lever et voisinent avec trois cadavres en putréfaction. Des enfants, dont personne n’est en mesure de s’occuper, meurent de soif. Les religieux s’empressent de donner l’extrême-onction à quinze malades. Par surcroît, la cour de ce khan est jonchée d’ossements d’animaux destinés à l’industrie sucrière d’Europe (sans doute pour fabriquer de la gélatine) ! Tous les vieillards sont morts ou agonisent, et dix enfants manquent, vendus comme esclaves (en dépit de lois et de circulaires l’interdisant, le commerce d’esclaves, y compris « blancs », perdurera jusqu’à la fin de l’Empire).

La foi est forte et les malades se saisissent des objets de piété qui leur sont donnés. Une jeune fille avant de mourir accepte de pardonner à ses bourreaux ; elle est suivie par tous les agonisants. Les prêtres, bouleversés, se convainquent qu’il est inutile de confesser ces « martyrs de la Foi » que leurs souffrances « ont déjà lavés de leurs fautes ». Des secours vont arriver avec trois Sœurs de la Charité et, envoyé par l’ambassadeur de Grande-Bretagne, un médecin anglais très courageux. Celui-ci, ne craignant pas la contagion, retire le diamant précieux qu’il avait au doigt et, se saisissant d’une pelle, commence à exhumer les cadavres enterrés à la va-vite, çà et là. Des Grecs du lieu l’aident et un petit cimetière est aménagé. Le père Antonio, d’origine croate, qui incitait les villageois albanais à se déclarer chrétiens et qui avait été emprisonné, arrive à temps pour procéder aux inhumations après s’être déguisé en gendarme turc !

Les missionnaires ne manquèrent pas de faire savoir ce qu’ils avaient vu. Le vice-consul français de Bursa alla voir le pacha local pour lui faire des remontrances. Les ambassadeurs d’Angleterre, de France, de Prusse s’impliquent dans cette affaire. Guizot, alors ministre des Affaires étrangères, intervient. C’est pourquoi ce drame est si bien documenté. La Porte, redoutant pour son image dans l’opinion occidentale, adoucit le sort des déportés en acceptant, fin 1846, que les survivants valides s’installent dans un village situé plus en altitude : Filadar.

En 1848, le sultan autorisa les Albanais survivants à retourner chez eux, en promettant qu’ils ne seraient plus inquiétés pour leur religion. Quel est le degré de duplicité du pouvoir central qui affirmait n’avoir jamais souhaité de déportations ? Difficile à dire en ces temps de tourmente réformatrice où seule l’élite éclairée semble vouloir un changement. Il est certain que les pouvoirs locaux se sentaient légitimes pour agir avec la plus grande dureté. Les Albanais bénéficièrent sans doute de la volonté du sultan d’entretenir des liens diplomatiques avec la papauté, qui s’établirent en 1848, ce qui ne s’était pas vu depuis la chute de Constantinople.

Il n’en demeure pas moins que quatre jeunes gens à qui l’on avait fait payer le « Bédel », l’impôt qui compensait l’exemption de service militaire pour les chrétiens, furent enrôlés de force dans l’armée, une fois revenus dans leur village.

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