Réinventer le cosmopolitisme

Céline, dans les premières pages de Voyage au bout de la nuit : « Le français est langue royale, il n’y a que foutus baragouins tout autour. » C’est pousser jusqu’à l’absurde un sentiment assez naturel, l’attachement à sa langue maternelle et, au-delà, à de supposées racines culturelles, à son identité. Comment, non pas les nier, mais les surmonter par une nouvelle définition du cosmopolitisme, propre au citoyen, non plus d’une seule cité, d’une seule culture, mais du monde ? Tel est l’enjeu de l’essai d’Alain Policar, Cosmopolitisme ou barbarie.


Alain Policar, Cosmopolitisme ou barbarie. Éditions Rue d’Ulm (Presses de l’École normale supérieure), 72 p., 10 €


Les barbares, bien sûr, ce sont toujours ceux qui, comme dit Céline, parlent un « foutu baragouin » par opposition au « français langue royale ». Pour les Grecs, c’étaient ceux qui ne maîtrisaient pas le grec… Caractéristique de ce refus viscéral de l’autre propre au racisme, et de ce toujours consolant sentiment de supériorité.

Comment le combattre ? Alain Policar, dans cet essai dense et éclairant, d’une actualité manifeste, opère un singulier renversement des perspectives et appelle à une conversion du regard et de l’ouïe, du rapport entre l’intérieur et l’extérieur, puisque, selon lui, les barbares d’aujourd’hui ne sont pas ceux que l’on croit : ils ne sont pas à l’extérieur, aux frontières, prêts à submerger le limes européen, comme les Goths ou les Vandales de jadis, ou les Mexicains de M. Trump, mais sont en nous, chez nous, dans nos têtes, avec la « vague du populisme prédateur » en Europe (et aux États-Unis…).

Alain Policar, Cosmopolitisme ou barbarie

Carte du monde (1596) © Welcome Collection

Paradoxe : c’est le fantasme occidental de la horde, fantasme endogène, qui relèverait de la pensée barbare, qui se manifesterait par la barbarie des propos et parfois des actes. La défaillance des élites et la singulière amnésie des peuples font que les « barbares » d’aujourd’hui tournent le dos aux meilleures traditions des Lumières, et font de celui que les Latins appelaient hospes, l’hôte, un ennemi (hostis), en renonçant à l’hospitalité pour l’hostilité.

Si Alain Policar a ainsi recours à cette forte formule de la « barbarie », à cette brutale alternative sans moyen terme – dans laquelle on peut deviner le souvenir de « Socialisme ou barbarie » de Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, et, plus lointainement, de Rosa Luxemburg –, c’est que, pour lui, il ne s’agit plus de faire aujourd’hui un constat, mais un diagnostic. Des barrières intellectuelles et morales tombent, on assiste à une globalisation de la haine et il est urgent de trouver un « ultime rempart », pour sauver cet esprit d’hospitalité si subtilement analysé par Derrida et Levinas.

Ce rempart contre la « folie identitaire » peut-il être ce cosmopolitisme qu’Alain Policar veut retrouver, réactiver et consolider ? Il se demande comment devenir soi-même « cosmopolite », c’est-à-dire non plus citoyen d’une seule cité, mais citoyen du monde. Ce qui est intéressant, c’est que, tout en dévoilant la richesse de la vieille notion de cosmopolitisme, héritée du stoïcisme et de Kant, Alain Policar ne dissimule pas l’extrême difficulté de la tâche. Il mesure les forces en présence. Face aux passions nourries de la crainte et de la misère, face au sentiment spontané d’appartenance – à un pays, à un État, à une région, à une culture, à une religion –, il est difficile de faire du cosmopolitisme autre chose qu’une notion juridique ou, au mieux, un « principe directeur » éloigné des réalités. Alain Policar s’y emploie pourtant, et, comme Angela Merkel a pu le dire : « Wir schaffen es », « on peut y arriver ».

C’est une richesse et en même temps une faiblesse : la « force émancipatrice » du cosmopolitisme se manifeste de différentes manières, à différents étages. Il y a la pure et simple humanité d’un Montaigne : « j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français », un cosmopolitisme nourri de pensée stoïcienne, mais peut-être s’agit-il d’une tradition humaniste et gasconne qui manque un peu de pertinence de nos jours.

Quant au cosmopolitisme argumenté qui se fonde sur la rationalité économique et l’intérêt bien compris, Alain Policar a l’honnêteté d’observer d’emblée qu’il ne parvient plus à convaincre et qu’il se voit même rejeté en raison des dégâts de la « mondialisation » libérale. Quant à l’internationalisme de gauche, il a, selon lui, bien perdu de ses couleurs.

Alain Policar, Cosmopolitisme ou barbarie

Alain Policar introduit en revanche une notion assez originale et qui donne à penser en asseyant sa version forte du cosmopolitisme sur rien de moins que la notion de nature humaine. Cela peut surprendre. La nature humaine est une notion que l’anthropologie a plutôt abandonnée en insistant sur les différences plus que sur « l’unité de l’homme » (pour reprendre la référence à un fameux colloque de Royaumont en 1972), mais cette « nature humaine » que l’on retrouve chez tous les êtres humains est plutôt une même situation dans laquelle chacun se trouve jeté, un sort que nous avons en partage, une commune vulnérabilité. Après tout, si les langues sont diverses et innombrables, elles sont toutes l’expression chez l’être humain d’une même capacité langagière et d’« universaux cognitifs ». Il ne s’agit pas de poser une essence de l’être humain qui serait intangible, mais de reconnaître une compétence partagée. On se souvient du Marchand de Venise : « ne sommes-nous pas sujets aux mêmes maladies, guéris par les mêmes remèdes ? » Ces migrants que l’on redoute et dont on ne comprend pas le « baragouin » ont ceci d’humain qu’ils parlent, eux aussi, et disent ce qu’ils éprouvent et ont vécu. Une communication s’établit, une conversation naît, qu’on le veuille ou non, parce que nous partageons un même monde (fini), comme l’observe le philosophe ghanéen Kwame Anthony Appiah, qui parle de « cosmopolitisme enraciné ».

Il appartient certes aux juristes de traduire dans les textes cette reconnaissance des droits liés à l’appartenance à la condition humaine, et non à une « cité » particulière. En même temps, Alain Policar prend soin de préciser que cette voie juridique ne peut exprimer qu’une tendance naturelle, « processuelle » ; c’est une orientation, un « idéal régulateur » kantien, proche de l’utopie. Il nous invite certes à « relativiser nos allégeances », à dépasser nos chers sentiments d’appartenance locale, mais ne semble pas croire qu’on puisse se débarrasser de cet « enracinement » (pour reprendre le terme de Simone Weil). « Il n’existe nulle incompatibilité entre fidélités singulières et appartenance à l’espèce humaine. »

C’est la littérature, toutefois, qui peut donner de la présence et de la chair à cette exigence du droit et de la morale, de la tradition et de la simple humanité. Ainsi Patrick Chamoiseau, parlant de ses « frères migrants » : « clandestins bannis expulsés expurgés exilés désolés voyageurs tapageurs réfugiés rapatriés […] dessalés ou noyés […] demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités », passants, comme nous.

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