Quand un sociologue anticipait les Gilets jaunes

Les Gilets jaunes… Pas un parti, pas un penseur qui n’y voie ses propres thèses validées ! Insurrection anticapitaliste pour les uns, révolte contre le « trop d’État » selon les autres. Jusqu’à l’exécutif, apparemment désireux de « partager » cette « impatience ». L’opportunisme le dispute au manque de recul, preuve que la fumée de la bataille n’est pas encore tombée. Pour sortir du confusionnisme ambiant, on peut lire Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Cette belle étude sociologique des contribuables français vaut plus que l’avalanche d’analyses entendues depuis l’éruption de l’automne 2018. Publiée quelques mois plus tôt, l’enquête d’Alexis Spire ne prophétise rien, mais fait comprendre les racines profondes de ce soulèvement.


Alexis Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Seuil, 312 p., 22 €


« L’échec cinglant de l’écotaxe en France montre qu’une fiscalité écologique qui ne tiendrait pas compte des inégalités sociales et territoriales a peu de chances d’être acceptée durablement. » En lisant cette phrase, on se dit qu’il vaudrait mieux lire Alexis Spire que Michel Houellebecq. Mais la prescience ne fait pas tout et le sociologue a d’abord produit un travail de terrain d’ampleur, tant quantitatif que qualitatif. Les impôts, tout le monde en paye et en parle. Pourtant, comme objet d’étude ils sont longtemps restés chasse gardée du droit, de l’économie ou de l’histoire. D’où l’utilité de cette recherche au plus près de ceux qui sont confrontés au fisc.

De ces entretiens, un paradoxe émerge, aussi soulevé ces temps-ci par une partie des commentateurs et, plus récemment, par Emmanuel Macron : comment vouloir moins d’impôts et plus de services publics ? Un début de réponse se dégage de l’enquête, qui fait ressortir que « le » contribuable n’existe pas. Il y a des rapports différenciés à l’impôt selon les classes sociales, la situation géographique et l’emploi. Être fonctionnaire parisien, entrepreneur aisé ou disposer d’un capital scolaire élevé rend plus sereins les rapports au fisc. Et être familier du fonctionnement de l’État permet une marge de manœuvre face au Trésor.

Il y a plus étonnant : les classes les plus aisées acceptent plus volontiers l’impôt, allant même jusqu’à revendiquer leur attachement à cette institution. Les riches, plus civiques ? En paroles, sans doute. Techniques d’optimisation et multiples exonérations font de l’impôt une « contrainte aménageable » pour les plus aisés de nos concitoyens : « L’une des caractéristiques des contribuables des classes supérieures est de toujours chercher à ne pas s’en remettre passivement à la règle fiscale mais de se la réapproprier en se ménageant une marge de manœuvre dans la négociation des sommes à régler ou en s’efforçant de peser sur leur usage. » Le constat a de quoi déconcerter. Les défenseurs des vertus de l’impôt… sont ceux-là mêmes qui peuvent y échapper ou s’en sortir en composant !

Alexis Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État.

Alexis Spire © Emmanuelle Marchadour

A contrario, les classes populaires tentent peu de négocier avec le fisc, par méconnaissance de l’organisation fiscale ou de son langage. Sans surprise, ce sont aussi elles qui contestent le plus l’impôt. Le fatalisme prédomine, à l’image de cet ancien ouvrier d’entretien du Nord : « Les impôts, c’est comme EDF, on ne peut pas y échapper et ils veulent toujours qu’on paye tout de suite. » En relation avec l’appartenance sociale, cette cartographie des refus dessine déjà un début de sociologie du mouvement dit des « Gilets jaunes ». Et explique aussi l’étrange chassé-croisé politique auquel on vient d’assister en France : enthousiasme premier de la droite libérale, trop heureuse de voir les impôts remis en question, puis rattrapage progressif de la gauche, saisissant sur le tard que les classes populaires constituaient le fer de lance du mouvement. Alors, pas si « poujadiste » que ça, cette révolte antifiscale ?

L’imbroglio a ses causes. Certains font valoir que les prélèvements obligatoires représentent 44 % du PIB français. D’autres considèrent que, sans eux, il n’y aurait pas de services publics possibles. Le travail d’Alexis Spire permet d’y voir plus clair. Il rappelle qu’un sondage de 2017 soulignait que 88 % des Français interrogés s’accordaient avec l’idée « qu’on paye trop d’impôts en France ». « Trop », fort bien, mais par rapport à quoi ? Sinon à des services publics pensés comme défaillants ou trop peu présents dans les faits. Plus on vit loin des services publics (dans l’arrière-pays breton, par exemple), plus on souhaite une réduction de la dépense publique : « Ainsi, ce sont les contribuables résidant dans les secteurs les moins dotés en infrastructures publiques qui se prononcent le plus massivement pour des restrictions dans les dépenses d’État (67 % en zone rurale, 69 % dans les petites villes). »

On touche là au nœud de la question : les contribuables les plus opposés à l’impôt sont précisément ceux qui jouissent le moins des services de l’État. La dimension territoriale joue ici à plein. Il existe en effet des disparités géographiques, certaines régions étant dotées de plus de fonctionnaires que d’autres, mais ce n’est pas tout. La mauvaise visibilité de l’État social joue aussi un rôle. Ainsi, 50 % des bénéficiaires des aides sociales n’avaient pas conscience d’être aidés, d’où la sensation de payer des impôts sans retour. C’est donc du manque de présence de l’État que procèderaient les résistances à l’impôt. Le problème est moins la « pression fiscale » que son inégale répartition entre les Français.

Car la sensation de payer ses impôts sans retour se double de celle de payer pour les autres. Avant d’occuper des ronds-points ou de s’attaquer au régime présidentiel, il fallait bien un sentiment mobilisateur. Pas de plus puissant carburant que l’injustice, fiscale en l’occurrence. Fantasmes d’une foule en colère ? Les faits sont têtus : le projet de loi de finances 2018 énumère près de 450 niches fiscales dont le montant s’élèverait à près de 100 milliards d’euros. Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit là bel et bien d’un manque à gagner pour l’État. Hélas, l’opacité règne justement parce que ces centaines d’abattements, d’exonérations et autres crédits d’impôts ne sont ni considérés ni présentés comme des dépenses publiques. Dépenses, car il y a bien un manque à gagner pour l’État.

Or à qui profite ce manque ? Alexis Spire ne laisse pas de place à l’ambiguïté : « Plus on grimpe dans la hiérarchie des revenus, plus le nombre de dispositifs de défiscalisation s’accroît. » En revanche, TVA et CSG pèsent sur les classes populaires, de même que les taxes sur divers produits. Comme, au hasard, le gasoil. Et toutes ces taxes se distinguent par leur proportionnalité, mais non par leur progressivité, le même taux s’appliquant quels que soient les revenus des uns et des autres. Certes, 47 % des Français ne sont pas assujettis à l’impôt sur le revenu, ayant des ressources trop faibles. L’auteur ne s’attarde pas sur ce point. Mais cela ne change pas la donne, la dynamique historique allant dans le sens d’un amenuisement des impôts progressifs. Jugeons-en : 78,5 milliards d’euros sont générés par l’impôt sur le revenu, 123,6 milliards par la CSG et 152,8 milliards par la TVA. Inégalité bien réelle donc. Et encore ! Spire ne s’attarde pas sur la fraude, chiffrée entre 60 et 90 milliards d’euros…

En somme, l’impôt le plus redistributif cède le pas à des prélèvements qui laissent inchangée la répartition des richesses. Faut-il y voir une politique de classe ? Alexis Spire parle de « logique entrepreneuriale ». Les catégories sociales les plus à même d’investir sont épargnées afin de stimuler la croissance. Rien ne l’illustre mieux que la dernière réforme de l’ISF, taxant les biens immobiliers tout en épargnant les actifs financiers. En cela, l’actuelle mandature poursuit les trajectoires des gouvernements précédents. Est-ce efficace ? Pas sûr, au vu des résultats pour l’instant décevants du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), si l’on en croit Dominique Méda. Sans même parler de la soutenabilité sociale d’une telle stratégie, au vu de l’instabilité qu’elle produit. Mais, au milieu des mesures annoncées en décembre, rien sur la fiscalité. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les débats risquent de continuer à se focaliser sur l’impôt sur le revenu tout en laissant de côté la question des niches. L’opacité du système perdure, ce qui n’aide pas à y adhérer. Son fonctionnement reste inégalitaire et même sa valeur économique n’est pas prouvée.

Le mouvement des Gilets jaunes ne se résume certes pas à une révolte antifiscale et le livre d’Alexis Spire n’explique pas tout. Dans le climat pré-insurrectionnel du 7 décembre au soir, l’impôt paraissait loin, noyé dans une exaspération plus générale. Partie de l’économie, la révolte prend une tournure politique. Alors, qu’est-ce que la question fiscale ? Un détonateur. Une fois la mèche enflammée, toutes sortes de colères ou de corps sociaux peuvent s’agréger. Car se joue là notre sentiment d’appartenance à la communauté nationale. La déflagration récente a été puissante, en proportion du délitement de ce sentiment.

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