Jaume Cabré ou l’esthétique du meurtre

S’il est vrai, à en croire Camus, que le suicide est la question fondamentale de la philosophie, et que philosopher c’est apprendre à mourir, comme dit l’autre, l’écrivain catalan Jaume Cabré retourne l’idée comme un gant, et chez lui le chantage au suicide, l’un des ressorts de son dernier livre, devient facilement une variation sur le meurtre, que l’écriture fabuleuse transforme en objet esthétique. A-t-il en tête la fracassante proclamation de Thomas de Quincey et entend-il faire de l’assassinat un des beaux-arts ? Tels sont les prolégomènes à Quand arrive la pénombre, un livre a priori déroutant…


Jaume Cabré, Quand arrive la pénombre. Trad. du catalan par Edmond Raillard. Actes Sud, 272 p., 22 €


Beaucoup de fils tissent cet ensemble de récits, tous convergents et parlant d’une même voix, au point de composer un roman polyphonique, comme Jaume Cabré nous l’avait servi dans son excellent Voyage d’hiver (2017) qui était une longue méditation temporelle à plusieurs voix. Là, dans une pénombre qui deviendra tombée de la nuit dès lors que le poignard, le revolver ou le poison auront accompli leur destin délétère, la mort est à tous les coins d’histoire, aussi fatidique que la grosse aiguille de l’horloge marquant l’heure funeste — la hora menguada, dirait l’espagnol. Nous voyons à plusieurs reprises, dans une mise en abyme virtuose, un écrivain compulsif, double drolatique de l’auteur, faisant à l’éditeur injonction de publier son tapuscrit sous la menace de son suicide ; le grand Unamuno, dans un des contes dont la somme est actuellement sous presse chez Gallimard, avait déjà fait de ce dilemme — « publiez-moi ou je me tue » — l’objet d’un de ses récits les plus percutants. Tapuscrit dans lequel l’auteur énumère, l’un après l’autre, les divers meurtres sous différentes espèces — poings, poignard, strangulation, quand il ne s’agit pas de tout bonnement « verser quelques gouttes de destin dans le café ». Et dont il revendique, sinon la responsabilité, la paternité, disons même la gloire.

Jaume Cabré, Quand arrive la pénombre

Car qui dit meurtre dit débat de conscience, et justement l’un des récits, d’un humour des plus grinçants, nous fait entendre la confession d’un tueur à gages derrière la grille du confessionnal, et là aussi, dans une astucieuse ou cynique réflexion, au sens spirituel autant que physique, pour que rien n’accède au jour et à la vérité, dans le déni du secret de la confession, le prêtre apprendra en toute fin des aveux qu’il sera la prochaine victime toute trouvée : « Vous êtes mon point final. Adieu, mon père », lance-t-il au confesseur épouvanté. Car on tue à tout-va dans cette orchestration jubilatoire du crime où, son forfait accompli, l’assassin, en savourant ainsi « la plénitude de la vie », s’en va « marchant vers l’Olympe », sans qu’on se demande en dernière instance « pourquoi les histoires de la vie finissent toujours par la mort, comme s’il n’y avait pas, pour toutes les choses, une autre fin possible ».

Bon, Montaigne, qui mêlait étroitement vie et mort pour un meilleur apprentissage de l’absence, avait tout dit de ce cheminement. Mais Jaume Cabré, qui a quelque mal avec la fin du jour et ses menaces — ou son angoisse —, choisit de parer au plus pressé et de prendre la voie la plus courte pour accéder à la pénombre — promesse de la nuit bienfaisante, bienheureuse de l’oubli : le meurtre. Qui peut être le meurtre de soi, sous la modalité du suicide, plusieurs fois évoqué et jamais accompli, tant il est préférable d’y opposer la mort de l’autre. Et là, avec un faste inouï, il ne nous offre que de beaux assassinats. Le plus froidement possible, sans état d’âme, avec calcul et toute la froideur — ou la sérénité — qui en assure la bonne exécution.

Gage du sérieux de l’entreprise, l’assassin ne manque pas de nous avertir : « Être le destin de quelqu’un, ce n’était pas un truc à prendre à la rigolade ». Le « monstre du Paradis » — mais ce Paradis n’a rien du séjour divin, ce n’est qu’un infâme bistrot, tout comme chez Vargas Llosa la Cathédrale n’est qu’un crasseux troquet — n’a pourtant rien du justicier céleste, car son meurtre s’inscrit dans le rouleau banal du quotidien : eh quoi ! la fillette qu’on enlève se débat et crie, rien n’est plus simple que de la faire taire pour l’éternité. Plusieurs homicides, féminicides, meurtres de gamines et « loliticides » s’inscrivent au tableau de chasse. Le scribe en voudrait davantage pour tirer à la ligne, mais tout de même la mort est chose assez grave pour pétrifier l’assassin, entendons l’écrivain qui, « écoutant le silence béni de la mort, fut incapable de commencer la moindre ligne ». On aura compris que l’auteur passe constamment du roman noir au livre d’humour, et c’est dans le sourire d’un spectateur aux mains propres qu’on assistera au plaisant spectacle des multiples morts. Il n’est pas indifférent de remarquer avec l’auteur — et ici l’assassin — ces « groupes de gens qui, devant le funérarium, prenaient congé avec une belle allégresse ».

Jaume Cabré, Quand arrive la pénombre

Jaume Cabré © D. R.

Reste tout de même le poids d’humanité auquel n’échappe pas le dernier des cyniques. « Les hommes ne pleurent pas », nous avertit Jaume Cabré en nous servant le récit misérabiliste d’un fils dont la mère s’est pendue, qui a été abandonné par son géniteur et placé en orphelinat, qui expérimente tout à la fois l’absolue solitude et l’humiliation, tant mentale que physique — tripotage et viol sont le lot des gamins, dans l’indifférence d’une mère supérieure sourde à la détresse, et le silence de l’Église. Ce dont il ne se sauve qu’en usant des poings et en semant la mort à l’entour et ab origine : il faut tuer le père, que ne l’a-t-on dit ! et sans verser la moindre larme.

En tout dernier lieu, Jaume Cabré entend clore sa galerie des horreurs en évoquant la guerre civile — quel Espagnol saurait y échapper ? — et la bataille de l’Èbre qui scella la défaite de la République : tandis qu’un fils conduit son radoteur de père à l’Ehpad où il finira ses jours, ce dernier interfère incessamment dans la conversation des plus prosaïques — « Allez, papa, dépêche-toi… Ne te mets pas dans cet état… je viendrai te voir… tu vas être très bien là-bas, etc. » — et revit l’assaut sanglant et la mort de son sergent dont il fut responsable, pour finir, dans le civil et devenu juge longtemps après, par envoyer à la réclusion perpétuelle le fameux « monstre du Paradis », l’assassin des gamines, qui, pour finir en beauté cette inéluctabilité des meurtres, l’expédiera ad patres d’un bon coup de couteau. Ouf ! on a cru avoir peur, n’était ce rire sardonique d’un des écrivains les plus farceurs et les mieux dotés de la Catalogne, disons même de l’Espagne. Au demeurant, à en croire l’exergue, « il n’est pas si difficile de mourir » !

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