Antoine Vitez, poète

Au long visage sérieux d’Antoine Vitez, la poétesse Marie Étienne propose de substituer une image troublée par le souvenir. Dans ce livre qui s’écrit comme une confession, Vitez n’est jamais pleinement là. Chaque fois qu’il se dessine, quelque chose vient brouiller sa figure. Rien de sa parole n’écrase le récit. Et c’est sans doute une expérience très agréable que de voisiner sans rencontre brutale, de suivre le cours d’une écoute poétique sans jamais s’amalgamer à elle ou la copier faussement, d’être tout d’amitié et de pudeur.


Marie Étienne, Antoine Vitez & la poésie. La part cachée. Le Castor Astral, coll. « Les passeurs d’Inuits », 218 p., 12 €


En 1981, Antoine Vitez prend la direction du Théâtre de Chaillot. Dès son arrivée à la tête de l’institution, il propose à Marie Étienne d’organiser des soirées dédiées aux poètes vivants. Pendant sept ans, entre le hall et les coursives donnant sur l’esplanade du Trocadéro, elle invitera une scène poétique européenne et dessinera un espace singulier au sein du théâtre. On y entendra des poètes, des musiciens, des acteurs, des traducteurs. Antoine Vitez & la poésie est le témoignage de cette expérience personnelle solidifiée par le temps. Marie Étienne revient sur les traces de Vitez et sur cette aventure partagée. Tout au long du livre, elle choisit d’être du côté de l’évocation plutôt que du compte rendu, du bord du souvenir plutôt que de l’analyse.

Marie Étienne, Antoine Vitez & la poésie. La part cachée

Jeanne Vitez maquillée dans sa loge pour Le Soulier de Satin (1987), par Antoine Vitez © D. R.

L’ouvrage se dessine en creux. Il est à distance, en négatif de ce qu’on pourrait attendre d’un écrit sur Antoine Vitez et la poésie. En l’ouvrant, on pense plonger dans des textes tenus jusque-là au secret de carnets noirs, on s’imagine découvrir ce qu’Antoine Vitez composait. Marie Étienne ne laisse cette place qu’en de rares occasions et elle entreprend plutôt l’exercice délicat de qualifier ce que pourrait être l’atmosphère poétique entourant la personne d’Antoine Vitez. Elle compose un répertoire des poèmes et des poètes qui orientèrent sa vie et en déduit les principes, les enjeux et les formes de la poésie dans son travail.

Les premières parties du livre font le portrait d’Antoine Vitez lecteur, traducteur et spectateur de poésie. Elles donnent notamment à revivre la soirée légendaire qui inspira son projet à Chaillot, présentée au théâtre Récamier sous l’impulsion d’Aragon. Le 14 décembre 1965, Aragon invite les jeunes poètes qu’il lit et dont il veut faire entendre l’œuvre : Jacques Garelli, Pierre Lartigue, André Liberati, Maurice Regnaut, Jacques Roubaud et Bernard Vargaftig. Tout au long de la soirée, les lecteurs se succèdent et la rencontre entre poètes vivants et spectateurs a lieu. Antoine Vitez n’y fut pas en poète mais en lecteur, et Marie Étienne retrace ici les déceptions et les désirs que cette soirée suscita chez lui. L’expérience eut toutefois quelque chose de prophétique, déterminant un peu plus le goût de ces moments singuliers au théâtre.

Marie Étienne, Antoine Vitez & la poésie. La part cachée

Carnets d’Antoine Vitez, par Marie Vitez © D. R.

Le livre nous propose également de parcourir des lieux de travail : la chambre, le bureau, la salle à manger. Marie Étienne nous mène avec douceur dans un théâtre de mémoires. Elle se souvient, rêve et invente les espaces, les bâtiments, les objets dont Antoine Vitez usait pour travailler. Dans ce premier mouvement, le témoignage avance comme une biographie et il permet de s’interroger sur l’intimité poétique d’Antoine Vitez. Les amitiés y tiennent une place importante. Celle de Yannis Ritsos, celle d’Aragon, nécessitent un temps particulier et se dessinent fortement entre les pages. Le texte est également construit de citations, de fragments, d’anecdotes qui lui donnent la forme d’un kaléidoscope d’époque et nous font goûter à l’effervescence poétique qui animait Vitez. Marie Étienne l’annonce, il s’agit là de proposer « ce retour en arrière sur quelques silhouettes qui se découpent encore sur un fond de nuit noire ».

Puis le livre rejoint la scène. Encore une fois, Marie Étienne plonge dans ses souvenirs, rappelle ses impressions des cours de Vitez au Conservatoire – cours qu’elle eut le plaisir de suivre comme auditrice libre – et sa mémoire des spectacles, ses sensations du jeu, de l’espace, de l’écart qu’il laissait transparaître sur la scène.

Marie Étienne, Antoine Vitez & la poésie. La part cachée

Dominique Valadié en coulisses (1979), par Antoine Vitez © D. R.

Chacun de ces souvenirs paraît réfléchir la violence d’une phrase écrite au début de l’ouvrage : « il fut poète mais jamais considéré comme tel par les poètes du livre ». Antoine Vitez allait ainsi avec la poésie et non en elle. Son œuvre, non inscrite sur une page, manquait la reconnaissance de ceux qu’il avait faits fraternellement les compagnons de son théâtre. Pourtant, cette poésie d’amitiés et d’influences savait s’exprimer au-delà de la page. Marie Étienne consacre une longue réflexion à cette question, elle note et interroge le geste poétique de Vitez. Elle montre le jeu des conventions, des contraintes et des formes qui animait son théâtre. Pour Vitez, la poésie a quelque chose de politique dans la contrainte formelle qu’elle impose au langage. Elle ne le laisse pas faire, elle le tient en éveil, aux abois. Elle ne cesse de l’interroger, de le modeler, de le recommencer. À travers le jeu des analogies, des contrepieds, des écarts sonores et de trompeuses homophonies, Antoine Vitez développe une manière poétique d’envisager la scène et le témoignage de Marie Étienne en construit la perspective : « L’idée me vient que lui aussi, dans sa manière d’écrire, de mettre en scène et d’enseigner, cédait à ce démon de l’analogue, comme certains poètes, Baudelaire, Mallarmé, Aragon, Bonnefoy, obéissait à cette propension, irrésistible et enivrante qui consiste à unir des éléments distincts et tout à fait distants. »

La poésie d’Antoine Vitez déborde ainsi de la page. Elle s’inscrit dans des corps, des espaces, pour former un temps singulier sur la scène. Elle vient s’appliquer sur des langues qu’Antoine Vitez manipule en traducteur et en amant : « Par ce rapprochement et ce montage, Antoine, en même temps qu’il crée un choc, invente un poème à l’intérieur d’un autre… » La poésie fait ainsi office d’horizon, de dégagement imaginaire pour l’acteur, le metteur en scène et le spectateur. À la fois lointaine, dansant sur une autre scène, elle est également toute proche. Elle naît dans l’écart entre les mots et les choses, les mots écrits et les corps oraux. Elle est cette rareté du spectacle qu’Antoine Vitez malaxe, transforme, répète pour le recommencer.

Marie Étienne, Antoine Vitez & la poésie. La part cachée

Antoine Vitez (1976), par Jeanne Vitez © D. R.

La question arrive tardivement : « Qu’entendait-il par poésie ? », avec son écho : « qu’est-ce que la poésie, dans ce contexte ? » Le texte avoue qu’il n’a pas ici la réponse, et que, sans doute, répondre reviendrait à interdire que d’autres pratiques, d’autres regards et d’autres souvenirs puissent apparaître pour qualifier ou poursuivre le travail d’Antoine Vitez. Il n’empêche, « la part cachée » de poésie qu’invente la scène du théâtre est reconnue. Elle n’a pas besoin d’être comprise. Peu importe alors que le genre poésie soit vague, que ses frontières soient poreuses. Il est à voir et à ressentir, par la page ou par la scène. Et comme Vitez qui, quelque sévère qu’il pût être, « s’amusait et se livrait en premier lieu à la jubilation de l’inventivité », la scène vitezienne, comme sa mémoire, invite à inventer.

Marie Étienne ne plie pas son livre à l’exigence formelle et pédagogique d’une étude des relations entre une figure de metteur en scène de théâtre et le genre poésie. Elle cherche plutôt un territoire d’expression pour sa mémoire. Parfois, le livre saute, s’excuse et s’éloigne. Il arrive que l’autrice coupe court à une piste qu’elle semblait suivre sans qu’on ait réellement la sensation d’être parvenu au terme de ce qu’elle y cherchait. Parfois, la mémoire avoue sa défaillance et, avec elle, il faut suspendre le texte. Il y a quelque chose de délicat et d’intime dans ces oscillations. Quelque chose qui nous fait tenir fermement à ce que Marie Étienne peut nous dire de ses expériences et qui nous rend la présence d’Antoine Vitez plus intime.

Les publications concernant Antoine Vitez sont nombreuses. On connaît le magnifique travail de Nathalie Léger sur les écrits d’Antoine Vitez [1] ou l’anthologie rééditée il y a quelques années sous le titre Le théâtre des idées [2]. On connaît également son travail de photographe par le beau livre paru aux éditions des Solitaires intempestifs [3]. Il manquait un témoignage sur les relations d’Antoine Vitez à la poésie. Marie Étienne mène familiers et curieux dans la mémoire d’une œuvre, en même temps qu’elle propose des sentiers pour penser les relations entre le théâtre et la poésie.


  1. Antoine Vitez, Écrits sur le théâtre, 5 vol., P.O.L, 1994-1998.
  2. Antoine Vitez, Le théâtre des idées, anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 2015.
  3. Antoine Vitez, homme de théâtre et photographe, sous la direction de Brigitte Joinnault et Marie Vitez, Les Solitaires intempestifs, 2015.

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