Aux lisières du monde théâtral

Marie Étienne, qui a accompagné Antoine Vitez, d’abord au Théâtre des Quartiers d’Ivry puis au Théâtre national de Chaillot revient, dans un livre extrêmement sensible, sur ces années, intimes et politiques, passées aux côtés du grand homme de théâtre. Entre les actes d’un « Journal augmenté ».


Marie Étienne, En compagnie d’Antoine Vitez, 1977-1984. Hermann, 322 p., 25 €


 « En fréquentant Antoine Vitez, j’ai peu à peu compris qu’écrire sur le théâtre (qu’écrire en général) c’était aussi traduire, tenter de faire passer dans l’abstraction des mots le divers foisonnant du réel, parcourir à nouveau mais dans le sens inverse la trajectoire des comédiens et du metteur en scène, qui eux sont partis du texte écrit par un auteur et l’ont incarné, mis en chair et en gestes pour le donner à voir, à entendre, sur une scène », note trente ans plus tard Marie Étienne, qui a accompagné l’homme de théâtre, d’abord au Théâtre des Quartiers d’Ivry, puis au Théâtre national de Chaillot.

Antoine Vitez était un homme d’engagements, d’actions, doublé d’un pédagogue exigeant que passionnait le « roman du théâtre ». Dans un ouvrage bicéphale, Marie Étienne restitue d’abord une parole, subversive, dérangeante, celle d’Antoine Vitez, qui apparaît comme le terreau d’un laboratoire d’idées, et d’une pratique mouvante de formes poétiques. Elle cherche ensuite à rendre compte d’une expérience singulière, subjective : celle de son passage, comme secrétaire générale dans la vie d’un théâtre, là où s’expose, également, l’envers du quotidien « magnifié », voué à l’art, mais rude et concret à la fois.

Marie Étienne, En compagnie d’Antoine Vitez

Marie Étienne, photographiée par Antoine Vitez

À sa façon, Marie Étienne assiste « au dépeçage de la réalité », au « dé-tissage », au « dés-enchevêtrement » du texte, certes à l’aune de la complexité du travail théâtral tel que le concevait Vitez. Elle permet de saisir l’armature d’une programmation, ou les correspondances des œuvres entre elles. Elle raconte longuement les répétitions de Bérénice, du Partage de midi, de Hamlet, de Faust, du Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Falsch, de La mouette, entre autres, avec une attentive fidélité.

Elle interroge la patiente figure de Nina, la survivante qui accroît sa force spirituelle selon Tchekhov, quel que soit son lot de solitude, voire de souffrances endurées. « Nina debout, inclinée vers le sol comme en prière, en pleurs ou en méditation. » Nina sait qu’elle est autre : « Je fais des promenades à pied, je marche sans fin, et je pense… » « S’accomplir n’est qu’un rêve (qu’on joue sur scène ou qu’on écrive), mais grâce à lui on n’a plus peur. »

Marie Étienne décrit les exercices proposés, l’attention au détail, l’ampleur de l’interrogation, la richesse des perspectives, les variations du jeu, l’invention du travail réflexif, toujours en devenir, entre Vitez et ses acteurs. Elle nomme les acteurs impliqués, leurs réserves également. Elle annote les mises en scènes, les commentaires, les consignes d’Antoine Vitez – pour autrui comme pour elle-même, en observatrice aguerrie, en interlocutrice pointilleuse, mélangeant les genres, « pour obtenir, si c’est possible, pluralité et cohérence ».

Marie Étienne, En compagnie d’Antoine Vitez

Antoine Vitez © POL

Ce dessein de précision, auquel s’associe une voix poétique intérieure, donne à ce journal en vrac une dimension rêveuse, réflexive, didactique, qui retient l’attention du lecteur. Marie Étienne écrit « entre les fentes », mettant à profit les pauses, en archiviste de l’âme. « Ni sur l’école, ni sur les mises en scène mais sur tout à la fois : les couloirs, les coulisses, les bureaux et les gens – souriants, hargneux, courbés. »

En compagnie d’Antoine Vitez offre ainsi une manière captivante d’être au monde. C’est la relation approfondie d’un univers particulier, en réduction, ouvert aux autres, aux choses, aux événements dans la proximité et la distance choisies.

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