Crazy Brave, récit autobiographique de Joy Harjo, poète américaine couronnée, se lit comme un Bildungsroman. L’autrice y raconte son enfance difficile, la découverte de son penchant artistique dans une école indienne du Nouveau-Mexique, ses deux grossesses précoces associées à des hommes instables, et son épanouissement final en tant qu’écrivain, fidèle à l’esprit de ses ancêtres.
Joy Harjo, Crazy Brave. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nelcya Delanoë et Joëlle Rostkowski. Éditions du Globe, 176 p., 19 €
La prose devrait-elle tendre vers la poésie ? Crazy Brave, les mémoires de Joy Harjo, démontre que oui. La poétesse, née en 1951, fait bénéficier son récit de tout ce qu’elle a appris pendant sa longue carrière : concision, ellipse, répétition incantatoire et envolées lyriques. À une époque où prédomine la prose explicative et superficiellement psychologique, quel plaisir de lire une autrice douée d’un sens du tragique ! Harjo s’adresse à un lecteur intelligent, capable d’apprécier le paradoxe et l’ambivalence. La vie est-elle injuste ? Bien évidemment ! Surtout lorsqu’on naît Amérindienne, dans une famille dont le père abandonnera ses enfants pour être remplacé par un Blanc séducteur et sadique, capable d’épouser une Cherokee pour mieux la persécuter.
Mais Harjo n’entend pas refaire le monde, elle est dans une sorte d’acceptation mystique de la cruauté primordiale, qui anime son écriture laconique et apaisée. La première phrase de son récit constitue un hommage à son père tant aimé malgré son départ : « Autrefois, j’étais si petite que je pouvais à peine voir au-dessus de la banquette arrière de la Cadillac noire que mon père avait achetée avec l’argent du pétrole extrait en terre indienne. » (Dans le texte original, la syntaxe américaine rend l’effet de concision plus frappant : « the black Cadillac my father bought with his Indian oil money ».)
Toute la tragédie amérindienne s’y trouve résumée en quelques mots : père et fille assis sur les banquettes en cuir de la Cadillac rappellent les ancêtres traversant le désert à cheval avant qu’ils ne soient privés de leurs terres et rémunérés par le don d’un domaine relativement petit – Indian Territory, devenu ensuite l’État de l’Oklahoma – et la possibilité d’y puiser du pétrole (voire de l’argent), piètre consolation pour un peuple dont les valeurs suprêmes étaient plutôt spirituelles.
Harjo a conservé la flamme de cette spiritualité ancestrale, enracinée dans son âme comme dans la géographie de son peuple, les deux étant indissociables. D’où la répartition de ce texte en quatre grandes sections portant les noms des points cardinaux, parce que la connaissance de la terre comprend celle de l’être humain : on se tourne vers l’est pour l’éclosion et l’épanouissement ; vers le nord pour « des rudes leçons de vie » ; vers l’ouest pour trouver les ancêtres et les épreuves ; et vers le sud pour la créativité et la transformation.
Pas étonnant alors que Harjo prenne la route du sud pour terminer son récit. C’est dans ce chapitre qu’elle raconte le début de ses études à l’université du Nouveau-Mexique ainsi que sa rencontre avec le futur père de sa fille, Rainy Dawn. Celui-ci, poète pueblo nettement plus âgé que la narratrice, lui montrera que la poésie ne doit pas forcément venir d’Angleterre ou d’une langue anglaise « nostalgique d’une patrie européenne ». Hélas, ce poète frappera Joy pour la première fois un samedi soir dans un bar où elle jouait au billard en écoutant en boucle sur le jukebox une chanson des Stones concernant des chevaux indomptés, « Wild Horses ».
Insoumis comme l’esprit de Joy Harjo. Vers la fin du livre, elle réfléchit à la notion de guerrier, en expliquant que dans l’imaginaire américain ce terme renvoie toujours aux hommes et aux militaires. Des épouses, des mères et des filles, en faisant de petits sacrifices quotidiens, n’ont-elles pas contribué autant à la sécurité et au bien-être collectifs ? Une poétesse n’est-elle pas une guerrière ? Et ce livre un acte de bravoure ? La plume n’est-elle pas aussi forte que le tomahawk ?
En tout cas, si à l’époque des Anciens Joy Harjo n’aurait pas pu devenir un brave (guerrier indien), on voit dans ce texte qu’elle est follement brave (courageuse).