Exercices de nature

On assiste à un impressionnant retour d’une thématique qu’on croyait obsolète : l’éloge de la nature. En témoigne, après ceux de Fabienne Raphoz ou d’Olivier Domerg, entre autres, le dernier recueil de Sophie Loizeau – les lecteurs qui connaissent son cycle de Diane n’en seront pas surpris. C’est donc un album de nature : paysages, arbres et bêtes y foisonnent ; l’autrice est ce que l’Encyclopédie de Diderot appelait une rhopographe : « peintre de petits sujets, plantes, animaux ». Mais c’est aussi, plus encore, un exercice spirituel.


Sophie Loizeau, Les loups. José Corti, 80 p., 16 €


Les loups du titre ne sont qu’une image. Toute créature accordée à l’ordre naturel est loup, le grand-duc comme le cygne. C’est à quoi Sophie Loizeau s’essaie en fuyant le monde. Chaque écrivain se forge une représentation de lui-même qu’il répète en de multiples variations. Celle de Sophie Loizeau, la voici : assise dans un buisson, un bosquet au milieu du colza, au bord d’un étang dans un parc abandonné, silencieuse, invisible parmi les plantes et les bêtes franches, éprouvant – œil, nez, peau, pensée – la nature sans vice, se fondant en elle : « c’est moi Montagne c’est moi / Vent… ». Mais ce qui est chez d’autres louange ou contemplation est chez elle de l’ordre du rite : il s’agit de se guérir de la perte de soi. Ce retrait est inspiré d’une coutume des Sioux qui voulaient que les jeunes filles, à leur premier sang, s’écartent de la tribu (« impure conclut la femme blanche… ») pour une cérémonie lustrale – étrange référence, au moment même où celle qui l’accomplit est rendue à la « pureté » par les années.

Mais la civilisation atteint jusqu’au fond de ces légères thébaïdes, y contrariant toute tentative de fusion à la nature : bruits envahissants, forces destructrices (tronçonneuse, fusils), pollutions (déchets et salissures) – manifestations des anti-loups. Même si ce n’est pas là l’essentiel, ce recueil est donc aussi le lieu d’une protestation écologique ; on y voit ainsi la mer porter plainte… Un dispositif d’écriture particulier, l’inscription entre crochets, identifie les forces néfastes. Ces mots qui souillent le poème, Sophie Loizeau en purifie ses pages par le rituel de fumigation auquel se soumettaient les jeunes filles sioux : « je promène le bâton de sauge sur eux la fumée / les absorbe s’évacue… » –  comment, dans sauge, ne pas lire sauvage ?

Sophie Loizeau, Les loups

Surtout, qu’elle s’éprouve montagne, arbre ou grand-duc (« j’avale des choses entières puis l’indigeste me remonte / sous forme de cocons dans la bouche… »), l’apprentie solitaire reste en proie à elle-même, au passé, au chagrin et au doute. D’ordinaire assez discrète, en dépit d’apparentes confidences (voire impudeurs), Sophie Loizeau se livre ici comme jamais, régurgitant inquiétudes et hantises, de l’aveu d’un très ancien fantasme, l’assassinat d’un bébé-sœur, jusqu’aux troubles physiologiques de la cinquantaine. Ce livre témoigne d’une fragilité, d’un côté obscur qu’on ne lui soupçonnait pas. Des esprits hantent le monde, les morts reviennent par instants, fantômes ou oiseaux craintifs : ce livre de purification est aussi un livre de deuil. « Ceci est pour père », dit l’exergue. L’un des plus beaux poèmes est pour lui :

longtemps avant au fond

du jardin fut un cimetière pour chats

dispersion des cendres

trois kilos à répandre autour dans les poires

chues et les noix en présence de l’âne qui avait passé sa tête

par-dessus la clôture

à la maison j’ai dit ton maître est mort il avait bien fallu

la prévenir

avec la crémation pas de fantasme cada

vérique : sur le dossier de chaise

les jambes vides du pantalon

Sophie Loizeau, Les loups

Nevada (2019) © Jean-Luc Bertini

La seule chose qu’on saura de ce père, c’est son amour de la nature. Ses cendres répandues, il s’est fondu en elle. Sa fille, en s’y blottissant, semble inconsciemment le rejoindre. Et dans le grand-duc, bubo bubo, très présent, qui surgit comme un mirage pour la nourrir et la plaindre (« il me nomme en latin Femme pleine d’inquiétude »), je n’ai pu m’empêcher de voir une figure paternelle – à tort peut-être, mais chacun s’approprie les livres à sa manière.

Ce recueil, par son rapport à la nature, par quelques allusions (« jadis la chasse d’amour était le fait / de la déesse »), s’inscrit dans la suite du cycle de Diane (Le roman de Diane, Rehaut, 2013). On y retrouve aussi la tentation féministe développée dans Caudal (Flammarion, 2013), exprimée quelquefois crûment (la tentation d’aller nuitamment « coller des vulves amovibles aux statues du musée »…), le plus souvent de façon légère et presque inaperçue par la féminisation du neutre (« on s’est tue ») et l’inversion de la fameuse règle d’accord des adjectifs (« mâle et femelle confondues »).

Les poèmes, aux vers très libres, ont l’allure de notes jetées dans un carnet : tour à tour rapides et paresseux, d’une écriture souvent brusquée, aux phrases tronquées, comme si la pensée était trop vive pour la plume, ou coupées d’incises, tressant plusieurs thèmes, changeant incessamment de point de vue, mobilité qui leur donne vie. S’ils sont parfois elliptiques, du fait de l’absence de ponctuation, ce qui résistait s’éclaire dès la deuxième lecture. Ce jeu du sens et de l’obscur est l’un des plaisirs de ces Loups. Plaisir aussi du rythme, du fait d’un découpage qui n’épouse pas le sens mais le relance à chaque fin de vers – pour terminer, hasard ou nostalgie inconsciente, par un bel alexandrin : « tout l’hiver je devais me languir de Sivergues »…

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