Une religion tout autre

La notion de laïcité a une origine chrétienne. Si nous y sommes attachés et voulons la faire vivre contre la tentation communautariste, nous devons essayer de comprendre comment une religion peut être tout autre que le christianisme. En montrant combien le ritualisme des anciens Romains nous est difficilement compréhensible, alors même que nous sommes les héritiers de la latinité, John Scheid, dans Rites et religion à Rome, nous aide à y voir plus clair.


John Scheid, Rites et religion à Rome. CNRS Éditions, 304 p., 23 €


On a longtemps cru avoir tout dit de la religion romaine une fois qu’on l’eut décrite comme principalement ritualiste. On avait juste oublié de se confronter à la question fondamentale de ce qu’il en est d’un rite. Le christianisme est fondé sur un ensemble de dogmes plus ou moins clairement explicités et partagés. Quoi que chaque chrétien puisse penser de tel dogme, et même s’il se sent étranger au dogmatisme de l’Église, il partage néanmoins la conviction que la religion – pas seulement la sienne – est fondée sur certaines croyances. Il peut être très sensible au ritualisme catholique ou davantage à l’intériorisation protestante, mais persiste dans cette évidence que tout rite est fondé sur un dogme ou du moins, plus vaguement, sur des croyances, des convictions, une vision du monde, un sentiment religieux.

Quand on s’intéresse à la religion romaine, dont on voit l’importance considérable qu’elle accorde à l’effectuation de rites multiples et divers, on se met en quête des croyances qui ne peuvent manquer de fonder ces rites. Comme on ne les trouve nulle part dans la littérature disponible, on déduit que ces croyances sont très anciennes, d’un archaïsme tel qu’elles sont perdues de vue pour tout le monde. Ce ne sera pas forcément pour donner dans la thématique des « mentalités primitives », mais on ne s’ôte pas de l’esprit qu’il a dû y avoir un ensemble de croyances dont les rites que nous savons avoir existé (perduré, dira-t-on alors) à l’époque classique seraient les vestiges, un état dégénéré.

John Scheid, Rites et religion à Rome

Temple de la Concorde, Rome. Attribué à Richard Jones Calvert (vers 1850) © David Hunter McAlpin Fund, 1946 / MET

John Scheid, professeur au Collège de France, bataille contre cette conception enracinée, dont il s’efforce de montrer qu’elle ne permet pas de comprendre ce qu’il en était de la religion romaine. Cet échec est dû à l’incapacité où se mettent ces primitivistes de sortir de la conception chrétienne de ce qu’est toute religion : d’abord un ensemble de croyances, ensuite des rites.

S’agissant de Rome, la difficulté est accrue par la trompeuse familiarité que nous avons avec les mots. Il est évident que « rite » vient de ritus, « piété » de pietas, « religion » de religio. Cette évidence cache une différence qui n’est pas que de nuance car ces mots n’avaient pas, en latin, le sens que nous leur attribuons en les transcrivant. « Le terme ritus ne définissait pas le service religieux avec son contenu, ses gestes et ses prières, mais la coutume, la règle fondamentale régissant un culte donné. Ritus ne signifie pas la même chose que sacrum, caerimoniae ou religiones», les mots qui désignent ce que nous appelons « rite ». Il est équivalent à mos ou aux notions grecques de tropos, ethos, nomos, c’est-à-dire « la manière traditionnelle de faire », « la coutume ». Varron emploie clairement l’adverbe rite avec le sens de « valablement », « correctement » : l’expression « rite perfectis sacris » doit être traduite par : « les cérémonies (sacra) ayant été correctement célébrées ».

Nous sommes donc devant deux obstacles à la fois : la trompeuse ressemblance de nos langues parentes et la trop grande différence de nos conceptions de ce qu’est une religion. Il ne suffit pas de savoir que la confusion des mots est due au fait que le christianisme a été institué dans le vocabulaire des Romains et que l’Église a fait du latin sa langue officielle. Les mots ont changé de sens du fait de la christianisation, sur laquelle il nous est conceptuellement très difficile de revenir : l’Histoire a eu lieu.

John Scheid, Rites et religion à Rome

L’historien qu’est John Scheid plaide donc pour une méthode propre à dépasser l’incompréhension due au cumul de ces deux obstacles. S’inscrivant dans la lignée de Georges Dumézil, Jean-Pierre Vernant, Marcel Détienne et Walter Burkert, il examine des cas très précis à propos desquels on peut se demander si l’on est vraiment devant une religion ritualiste ou si commence à apparaître cette espèce d’intériorisation du sentiment religieux dont le christianisme serait le plus magnifique exemple, si magnifique qu’on a pu s’étonner que les Romains aient mis autant de temps avant d’adopter la religion, ou la nouvelle conception de la religion.

Rites et religion à Rome réunissant une dizaine de textes déjà parus dans diverses publications savantes, on pouvait craindre une certaine hétérogénéité. Or, même si l’on n’échappe pas à d’inévitables répétitions, le livre de John Scheid est harmonieux car dirigé par une pensée directrice claire et forte : comprendre ce qu’il en est d’une religion purement ritualiste et chercher ce que peut en être la théologie implicite. L’insistance est mise sur la méthode : s’attacher à ces petits détails, matériels ou pas, trop souvent négligés alors qu’ils sont éclairants.

Un exemple parmi d’autres. Plusieurs historiens romains ont raconté que Scipion l’Ancien séjournait volontiers le matin dans la cella du temple capitolin, c’est-à-dire le sanctuaire proprement dit, où se trouve la statue du dieu. Ne pouvons-nous pas voir dans ce comportement l’émergence d’un sentiment de piété dont l’intériorisation irait contre le ritualisme froid de la religion traditionnelle ? Il n’est pas difficile de saisir pourquoi un tel acte a pu être compris comme la manifestation d’une spiritualité nouvelle. Devant une telle question, l’intéressant est de voir comment on l’aborde, avec quel type d’argumentation. Scheid fait valoir des témoignages précis qui « montrent que la pénétration et le séjour dans une cella ou dans un bois sacré étaient toujours liés à un sacrifice, fût-il l’offrande d’un fruit ». Il est vrai qu’en la circonstance il n’est pas dit que Scipion aurait procédé à quelque sacrifice que ce soit. Mais nous savons aussi que la consultation des dieux dans un tel temple était relativement courante. Le caractère exceptionnel, et donc spectaculaire, du comportement de Scipion tient donc à ce qu’il le répétait souvent et que sa consultation du dieu avait lieu dans le temple capitolin. On a tout lieu de penser que, ce faisant, le grand homme voulait faire valoir sa propre grandeur, sa possible ascendance divine – rien là qui justifie que l’on voie dans ce geste une nouvelle forme de piété, plus intériorisée.

John Scheid, Rites et religion à Rome

Temple de Vesta, Rome, par Eugène Constant (1848–1852) © Gilman Collection, Museum Purchase, 2005 / MET

Faut-il dès lors parler de mauvaise foi ou d’illusion rétrospective quand nous projetons sur de tels comportements la conception chrétienne de la religion comme foi intériorisée ? Parler de mauvaise foi serait trop simple : ce n’est pas que nous ne voudrions pas comprendre la différence, c’est qu’il nous est devenu incompréhensible qu’une « religion ritualiste [puisse] satisfaire entièrement ceux qui la pratiquent ». La piété d’un Romain n’engage aucune dévotion particulière, elle consiste simplement à effectuer correctement les sacrifices requis en telle circonstance et à donner aux dieux la part qui leur revient, le vin pur ou tel morceau de la bête que l’on tue. Le sacrifice lui-même doit être effectué parce qu’il le doit, comment et quand il le doit. Il ne s’agit pas non plus d’en faire trop. Le légendaire roi Numa, censé avoir été le fondateur religieux de Rome, sut ainsi se faire respecter de Jupiter en lui refusant le sacrifice humain demandé. Le dieu exige « une tête » ; Numa propose « une tête d’oignon » et Jupiter donne sa protection à Rome.

Scheid s’intéresse à la religion romaine mais nous pouvons aussi penser à ce qu’il en était pour les Grecs, en particulier à propos du procès de Socrate. Contrairement, en effet, à ce que l’on en a souvent retenu, Socrate n’a pas été accusé d’athéisme au sens moderne de ne pas croire aux dieux, mais de ne pas les « reconnaître », c’est-à-dire de ne pas effectuer les rites requis. Selon l’acte d’accusation rédigé par Mélètos, Socrate « corrompt la jeunesse et ne reconnaît pas les dieux que la cité reconnaît mais de nouvelles divinités ». Il n’est pas question là de croyance, mais de rituel. On ne peut qu’approuver un livre qui, comme celui-ci, nous aide à mesurer notre incompréhension et ainsi peut-être à la dépasser.

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