Un voyage d’hiver

Silens Moon est le huitième roman de Pierre Cendors. Par la grâce d’une écriture dont la haute élégance tend au dépouillement, il y poursuit une déconcertante quête d’absolu. Cette fois-ci en concentrant dans son livre des échos du Loup des steppes de Hermann Hesse et d’une époque charnière où l’Europe s’oublie dans la nuit et le brouillard.


Pierre Cendors, Silens Moon. Le Tripode, 200 p., 19 €

Tractatus Solitarius, L’Atelier contemporain, 96 p., 20 €


Dans une petite ville d’Allemagne des années 1920, Herne Heimlicht, correct employé de bureau, fait la connaissance d’Harry Haller, locataire de la pension de famille que tient sa tante. Cette rencontre va ébranler Herne, continuer à le dérouter même après la disparition de Haller, le sortir peu à peu de la ligne d’une vie toute tracée, le forcer à regarder en face ses contradictions et la crise existentielle qui le déchire.

Harry Haller est le protagoniste du Loup des steppes, publié par Hesse en 1927, livre qui commence par le témoignage du neveu de sa logeuse. À presque un siècle d’écart, Haller et Heimlicht échangent leurs places de héros et de personnage secondaire, mais ils partagent le même goût et la même horreur de la solitude, la même incapacité à vivre dans une société fausse et la même impossibilité de s’en passer. L’un comme l’autre vont trouver une solution dans le monde nocturne des plaisirs, grâce à la rencontre d’une femme et à l’amour. Cependant, si Hermine aide Haller par la parole, par sa capacité à formuler ses tourments et ainsi à en réévaluer le poids, la Nada Neander de Pierre Cendors apporte le silence à Herne Heimlicht. L’une étend, répand, diffuse, apprend à Haller qu’il n’abrite pas en lui une dualité irréconciliable, mais une multitude d’états, d’« âmes » différentes. L’autre, Nada, concentre, recentre, intensifie celui qui risquait de se perdre, tant il avait peu de substance. C’est qu’il y a deux Herne Heimlicht : le narrateur de Silens Moon découvre qu’il a été précédé, connu, observé par un homonyme qui lui montre d’une certaine manière le chemin à suivre. Il ne sera lui-même que lorsqu’il aura dépassé le point où a dû s’arrêter ce premier Herne.

Pierre Cendors, Silens Moon

© Christine Sefolosha

En même temps que Silens Moon, paraît Tractatus Solitarius, traité de solitude en cent aphorismes ou courts paragraphes, sous-titré « Retour du Loup des steppes », où une voix évoque à la première personne son lien essentiel avec le livre et la personne de Hesse. Ce « je » qu’on est tenté d’identifier à Pierre Cendors y révèle écrire ce Tractatus Solitarius dans un « carnet ». Quand on sait que, dans Le loup des steppes, Harry Haller trouve, lors d’une scène onirique, un étrange Traité sur le loup des steppes, on voit quelles séries de reflets miroitent entre ces trois livres. Comme si Cendors écrivait depuis le théâtre magique de Hesse, où Harry Haller se voit dans une glace décomposé en d’innombrables personnages, protagonistes potentiels de quantité d’histoires diverses.

Hermann Hesse, Harry Haller, le « je » de Tractatus Solitarius, les deux Herne Heimlicht, toutes ces figures du double (car la vie de Hesse, au moment où il l’écrit, ressemble beaucoup à celle de Haller dans Le loup des steppes) servent dans Silens Moon et dans Tractatus Solitarius à conduire une exigeante recherche, à cerner au plus près un destin incertain, à résoudre le « malentendu qui existe entre un esprit solitaire et la meute solidaire – entre un chasseur de lumière et les administrateurs du feu, aurait dit Haller – », à explorer « la face nocturne, essentielle, de notre être [qui], comme la scène d’un théâtre occulte, tourne le dos à la salle ». Comme chez le Jacques Abeille des Jardins statuaires ou de La clef des ombres, le recours au fantastique est une nécessité pour tenter d’entrevoir l’être intérieur. Lire Le loup des steppes et Silens Moon à la suite, c’est comme faire des rêves semblables à des années d’intervalle. Des échos du premier ne cessent de retentir dans le second, pourtant radicalement autre.

Pour le héros de Pierre Cendors, la voie à suivre apparaît au club du Morador, cabaret où l’on ne cherche pas à éluder la mort. Celle-ci est au contraire partout formulée : le champagne y est un « requiem » , les serveuses des « anges ». Elle parle même aux noceurs, via un téléphone posé sur la table. Dans ce lieu qui n’est pas sans évoquer la red room lynchienne, mais en noir plutôt qu’en rouge, et plus encore le théâtre magique de la fin du Loup des steppes, Herne va se retrouver dans un visage vu dans un miroir, celui de Nada Neander, qui chantait « Silens Moon » mais qui s’est tue, Nada qui, avec l’amour, lui apprend la valeur du silence. Comme un retrait inévitable. Nada, dont le visage pourra être celui de la photographie en couverture du livre : rêveur, regard perdu, déjà parti, ailleurs – l’identité du modèle de la photo est incertaine.

Même si l’écriture de Pierre Cendors tourne autour de l’ineffable, qu’elle est en métamorphose permanente, chaque phrase à la fois condensant le sens et le renvoyant dynamiquement vers la suivante, Silens Moon n’a pas pour cadre un monde éthéré mais l’Allemagne des années 1930. Herne Heimlicht, le premier, a eu la « gueule cassée » pendant la Première Guerre mondiale. Si la solitude apporte une connaissance, elle érode aussi : exclu « du regard d’autrui », le mutilé souffrait « d’un effritement incompréhensible, comme si cet homme portait en lui l’empreinte d’une absence qui, en s’approfondissant, creusait de tout son poids le vide de son être ». Ce visage détruit, écrasé, Nada a su le reconnaître et lui permettre d’exister en lui donnant une voix. Mais visage et voix annoncent aussi ce qui va suivre, et que Hesse prévoyait déjà dans Le loup des steppes, publié en 1927.

Pierre Cendors, Silens Moon

© Christine Sefolosha

Les couleurs de Silens Moon sont le noir et le blanc. Il se déroule pour l’essentiel pendant l’hiver 1935, dans des tempêtes de neige effaçant le passant à qui l’on voudrait adresser la parole, dans des nuits glaciales où l’on s’enfonce, sur les berges glissantes d’une rivière obscure. L’hiver glace peu à peu des personnages hésitant entre amour et solitude, silence et chant, vie et mort. Il donne une finesse cristalline à des sentiments fragiles. La métaphore est ce qui dit le mieux le lien entre angoisses intérieure et extérieure d’êtres qui ne peuvent s’abstraire de ce qui les entoure : « L’apparence d’un monde bien en ordre régnait encore dans les rues, à cette époque. Mais la banquise à la dérive des nations laissait déjà entendre des craquements sinistres ; des tremblements de glace, une glaciation lente et menaçante, préparaient l’humanité à un long hivernage dont quelques esprits, aussi progressistes que militaristes, calculaient le dégel à leur avantage. Pour l’heure, les tramways roulaient encore à horaires fixes, l’Hôtel du Globe célébrait toujours son grand bal masqué annuel [vu dans Le loup des steppes, où une salle souterraine s’appelle « L’Enfer »], et je m’apprêtais, en ce même automne 1935, à fêter en solitaire mon quarantième anniversaire, quand, un soir, de retour chez moi, en relevant le courrier, je découvris une enveloppe bordée de noir ».

Des « JUDEN RAUS ! » barrent les affiches de cabaret, des bandes de jeunes garçons agressent les passants, ils cachent des uniformes de miliciens. On apprend que « Silens Moon » est le nom d’un train et d’une chanson que Nada ne chante plus. Haller, le premier Herne Heimlicht, Nada Neander, les personnages disparaissent l’un après l’autre, s’enfoncent dans la nuit. Les paroles d’une serveuse du Morador sonnent terriblement : « Ce lieu est un terrible refuge, comme un wagon sans portes, relégué sur une voie morte. Personne n’entre, personne ne sort. Je le vois ainsi : c’est ici la dernière étape d’un voyage inachevé ». Les dernières pages disent l’effacement.

Pourtant, les mots ultimes sont : « sous        Mes paupières        l’aube ». Roman fantastique, onirique, quête existentielle, traité de solitude, méditation poétique, réflexion sur les résonances et vibrations de la littérature, Silens Moon est tout cela à la fois. Mais surtout l’expression d’une écriture qui, de livre en livre, avec fièvre, intensité et honnêteté, explore les possibilités d’approcher qui nous sommes vraiment.

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