L’impuissance et la gloire

Quatre ans presque jour pour jour après la publication de Soumission et les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015, Michel Houellebecq offre un cadeau empoisonné attendu pour le nouvel an. Il est intitulé Sérotonine. Après avoir joué avec le feu et eu peur pour sa vie, le romancier, maudit mais prudent, a abandonné la moindre mention de l’élément musulman pour revenir à son terreau originel, la France vue par un cadre moyen, malheureux, esseulé, mal aimant et peu puissant.


Michel Houellebecq, Sérotonine. Flammarion, 347 p., 22 €


Existe-t-il encore des lecteurs qui ne connaissent ni l’écrivain, ni le personnage Houellebecq ? Il est permis d’en douter tant il est devenu le catalyseur surexposé des maux occidentaux contemporains. Le fait est qu’on ne saurait attendre du lecteur de ces lignes la virginité que le romancier refuse à tous ses personnages, que cette virginité soit sexuelle, intellectuelle ou spirituelle. Il n’empêche, il convient d’apporter des précisions qui reviennent à ébranler deux hypothèses sur lesquelles est bâti Sérotonine. Toute la France ne connaît pas le sens de « sérotonine » car toute la France ne survit pas en avalant cette pilule du bonheur – c’est en effet le sens de « sérotonine », substance clé de la nouvelle génération d’antidépresseurs. Pas plus que toute la France ne se nourrit de la fréquentation assidue de YouPorn pour combler l’absence de corps et d’amour.

Notons ensuite l’absence d’article du titre, comme dans Soumission. L’usage du pur substantif emprunte à la publicité, vise l’efficacité maximale et tend à faire du mot choisi une métaphore absolue. Il est soumis, tu es soumis, nous sommes soumis, vous êtes soumis, ils sont soumis… à quoi ? À la sérotonine. D’un substantif à l’autre, ce sera à chacun de prolonger l’image, de sourire, d’y reconnaître le regard cru de l’écrivain, d’y voir de la facilité, de faire la moue… Houellebecq est un écrivain beaucoup plus plastique que ce que les polémiques qu’il affectionne et provoque pourraient faire croire. C’est son immense force, c’est parfois sa faiblesse.

Un roman de Houellebecq, surtout celui-ci, est un morceau de cire. Il fond, il s’étend jusqu’aux départementales normandes, se rétracte sur le treizième arrondissement de Paris, il est extensible, il va à gauche puis à droite, berce les uns, glousse des autres et vice versa, avec une prédilection pour tout ce qui est au milieu, entre-deux, moyen, médiocre. Notons qu’à sa palette sociale, l’écrivain a ajouté la vieille aristocratie terrienne, aussi pauvre et dépitée que ses semblables. Ce n’est pas un hasard, Houellebecq est adulé par les plumes de La Revue des deux mondes et du Figaro Magazine, un monde qui se flatte d’échapper à la moyenneté. Sera-t-il aussi flatté de se voir accéder au statut de personnage du romancier sacré voix de la France ?

Sérotonine est une histoire banale et plate comme la terre avant Galilée. C’est l’histoire d’un mec, dirait Coluche, avec qui Michel H. n’est pas sans points communs. Il s’appelle Florent-Claude Labrouste, il a fait l’Agro (dont notre romancier est ancien élève), il quitte Monsanto pour rejoindre la task force de la Direction générale de l’agriculture et de la forêt de Basse-Normandie dont le but est de promouvoir le fromage normand dans les pays émergents. Son histoire sentimentale commence alors qu’il achève une liaison avec une Japonaise absente et pornographe ; elle se poursuit avec le souvenir de Claire, actrice ratée devenu alcoolique ; elle éclot en apparence avec Camille, jeune stagiaire que notre anti-héros a accueillie à la gare et dont il est tombé instantanément – et joliment, calmement – amoureux.

Houellebecq ne serait pas Houellebecq si son double n’était hanté par le suicide, le néant, l’absence de sens et de Dieu, et dépendant du docteur Azote, à la « tête de zadiste », prescripteur de la potion magique, ici baptisée Captorix.

Michel Houellebecq, Sérotonine

Michel Houellebecq © Philippe Matsas

Le romancier serpente dans la vie de son faux-nez en profitant de la moindre occasion pour livrer un de ces concentrés satiriques dont il est maître : saillie sur l’Espagne de Franco, inventeur du tourisme de masse ; sur les indignadas, « femelles » des indignados ; sur les catholiques identitaires ; sur les adeptes du bio, puisque rien ne prouve la nocivité des OGM ; sur les théâtreux qui lisent les critiques du Monde et de Libération… La liste est infinie de tous les travers et les modes de la pensée actuelle sur lesquelles l’écrivain décoche une flèche trop bien vue pour être perfide. Fidèle à cette veine de caricaturiste, il balise son roman de noms de marques (« Zadig et Voltaire » devient « Blaise et Pascal »), de supermarchés synonymes d’uniformisation, de personnalités qui dominent, sinon les esprits, du moins le spectacle : Catherine Millet, Alain Finkielkraut et Christine Angot sont là, simplement imprimés, comme des stickers, amis ou ennemis de l’écrivain, qu’importe.

C’est drôle, léger, grave, on peut ne pas bouder son plaisir, être lassé ou agacé. Notre époque aime se mirer, se commenter, se fustiger, se détester, elle vit entourée de miroirs et d’écrans, et Houellebecq en est l’idéal ordonnateur. Oui, il y a de la complaisance à toujours dire ce qui est laid, vil, nul. Oui, chez Houellebecq, les paysages sont systématiquement gris et détrempés, comme les sexes. Il y a pourtant plus dans Sérotonine : ce roman-comprimé réserve un imperceptible basculement qui se produit à mi-chemin quand le personnage Camille entre en scène. Le romancier abandonne l’armure du cynique pour qui tout est dans tout et tout se vaut, l’immortalité promise par Google, par le Christ et par la reproduction sexuée. De vraies émotions sourdent, et, plus surprenant encore, dans un cadre de pure carte postale qui touche, un 31 décembre, au coucher du soleil.

Ce sera la seule citation de ces lignes critiques. Elle précède de peu ce 31 décembre non factice et elle montre le dépouillement et la bonté que le romancier a la grâce d’extraire d’un environnement à la familiarité désolante : « Je garde de cette période un souvenir étrange, je ne peux la comparer qu’à ces moments rares, qui ne se produisent que lorsqu’on est extrêmement apaisé et heureux, où l’on hésite à basculer dans le sommeil, se retenant à l’ultime seconde, tout en sachant que le sommeil qui va suivre sera profond, délicieux et réparateur. Je ne crois pas faire erreur en comparant le sommeil à l’amour ; je ne crois pas me tromper en comparant l’amour à une sorte de rêve à deux… »

Le roman ne s’en tient pas à ce fil pur et fragile. Suit une scène nocturne où le narrateur découvre un ornithologue allemand réalisateur de films pédo-porno, tabou suprême de nos années 2000 et sordide réalité marchande. La voix de Houellebecq est alors parfaitement détachée, à peine stupéfaite, exceptionnellement peu blasée. À partir de là, la dramaturgie du roman se resserre, les clins d’œil et les blagues disparaissent, les questions du libre-échange, du protectionnisme et de la mondialisation montent au premier plan à travers le personnage de l’aristocrate terrien, désespéré. Il ne s’agit plus seulement d’économie mais d’enracinement, d’appartenance, de centre. Faut-il y obligatoirement y voir un discours politique ?

Il faut être un romancier assuré pour introduire un personnage nommé Aymeric d’Harcourt, s’en moquer en disant du père qu’il n’a rien perçu des transformations sociales nées en 1794, puis balayer et inverser la moquerie pour transformer le fils en homme précarisé, vulnérable, mort. De cette avant-fin, il est possible dire qu’elle boucle trop nettement la boucle sociale qui accule tous les hommes et les femmes à la même impasse. Comme tous les romans de Houellebecq, Sérotonine est une histoire chargée de sens, fort peu nihiliste, à qui l’on pourrait presque reprocher trop de lisibilité.

Le romancier continue d’enfoncer les grilles qu’il a ouvertes avec fracas dans le roman français dès les années 1990. Il est égal à lui-même, il ne décline pas, rit un peu moins, demeure un observateur pénétrant et un œil qui heurte. Il est loin d’une conception lénifiante de la littérature qui fait florès depuis quelques années dans la presse et jusque dans l’université, qui voudrait que la littérature console. Imaginez ce que seraient la littérature et l’art que nous aimons tant si nous les réduisions à cette unique fonction thérapeutique.

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