Valérie Zenatti et l’ombre d’Appelfeld

C’était le 4 janvier 2017. Valérie Zenatti était dans l’avion qui la conduisait au chevet d’Aharon Appelfeld. Quand elle arriva, il était déjà décédé. Un an après, elle écrit un récit sur cet écrivain dont elle a traduit la plupart des romans. Plus qu’un hommage, Dans le faisceau des vivants raconte comment, après avoir appris avec lui, on apprend à « vivre sans lui ».


Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants. L’Olivier, 160 p., 16,50 euros.


Deux parties constituent ce récit. La première, fiévreuse, relate les quelques jours qui ont précédé et suivi le décès d’Appelfeld, à Jérusalem et à Paris. La seconde raconte un voyage que Valérie Zenatti a fait le 16 février de cette année-là à Czernowitz, la ville de Bucovine dans laquelle est né l’écrivain, un 16 février, précisément. Le tour en est plus mystérieux, quelquefois à la lisière du fantastique. Comme si l’ombre de Kafka, l’un des écrivains de chevet d’Appelfeld planait au-dessus de l’écrivaine.

« Je suis né à Czernowitz, en 1932 ». Ainsi débutaient bien des rencontres, des manifestations littéraires et ces deux repères imposées par Appelfeld n’étaient pas inutiles. Czernowitz, qui appartenait alors à la Roumanie était un foyer culturel intense, une ville dans laquelle on parlait l’allemand, parmi d’autres langues, où l’on se sentait à la fois dans la Mitteleuropa, celle dont les autres capitales se nommaient Prague, Vienne ou Budapest, et aux confins de cette Europe puisque l’Union soviétique toute proche fascinait certains courants révolutionnaires. Czernowitz, Cernauti, Tchernivitsi : ces seuls noms disent une confusion que l’Ukraine n’a pas réduite. D’autres grands écrivains sont natifs de cette ville, et Celan est sans doute le plus fameux d’entre eux. Une anthologie (hélas épuisée) titrée Poèmes de Czernovitz témoignait de cette richesse.

Valérie Zenatti marche dans les rues enneigées, une obscurité parfois inquiétante règne, elle va jusqu’au bord du fleuve Pruth, dont les eaux furieuses sont une sorte de symbole chez l’auteur des Eaux tumultueuses. Elle savoure le banoush, recette qu’il a si souvent vantée, voit la synagogue, la cathédrale, entre dans un minuscule musée juif, semble errer parmi des ruines. Le silence a quelque chose d’abyssal, la dévastation est totale. Mais Valérie Zenatti ne regrette pas d’avoir vu ce qu’Appelfeld avait raconté, au fil de ses romans. Quand elle repart, elle sait, et elle a senti : « je peux quitter Czernowitz puisque je suis allée à Czernowitz, j’ai marché dans sa ville, des visages et des bâtisses se sont nichées en moi, je pourrai m’y replier quand je voudrai, où je voudrai, ce sera si bon de vivre en sachant que je porte Czernowitz en moi, j’y ai trouvé ce que je ne cherchais pas, ce qui était là, entre lui et moi, sous une autre forme, et j’ai un peu moins peur de ce que signifie vivre sans lui. »

L’enjeu n’est pas mince : vivre sans lui. Valérie Zenatti est sa traductrice depuis 2004. Et autant que cela, une amie, presque une de ses enfants (elle a l’âge d’avoir été sa fille). Elle a surtout été une sorte de disciple. Elle a appris de lui, de son esthétique, elle qui était « enivrée par le pouvoir des mots » quand il « s’en méfiait », depuis qu’au fronton d’Auschwitz les nazis avaient écrit « Arbeit macht frei ». Dans le faisceau des vivants rappelle quel écrivain il a été. D’abord un romancier comme l’entendent d’autres romanciers (on pense ici à Philip Roth, qui l’admirait et a écrit sur lui, et à Milan Kundera) : « La littérature doit concilier les trois temps, le passé, le présent, le futur, autrement elle n’est qu’Histoire, journalisme ou science-fiction. » Cette littérature n’était pas là « pour illustrer l’Histoire parce qu’elle n’a pas de prétention théorique et tient à sa subjectivité. » Ne pas juger, montrer, et si possible, tout ou tout le monde.

Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants

Valérie Zenatti © Hannah Assouline

Cette autonomie de la littérature n’était pas exclusion de la sphère historique ou sociale mais distance, et parfois silence. Quand on l’interrogeait sur l’actualité, il répondait ne pas savoir ce qu’il allait faire le jour même. Au-delà de la boutade, et du refus de se prononcer et de s’engager sans connaître tous les tenants et aboutissants, Appelfeld avait une morale. Dans ce moment de deuil qui suit le 4 janvier, Valérie Zenatti voit ou revoit des vidéos de la télévision israélienne lors desquelles il répond à des lycéens et étudiants, ou à telle présentateur vedette. Il a toujours cette voix murmurante, un peu aiguë, et rappelle ce qui fonde son œuvre : l’enfance, les paysages du passé, la neige qui semble envelopper les images de la mère, ou de Victoria, cette nourrice non juive qui voulait qu’il connaisse sa religion de naissance, les fêtes qui la ponctuent, et que, contrairement à ses parents, il aille à la synagogue. On sait ce qu’il en est : Yetti, double de la mère d’Appelfeld, qui apparaît dans Des jours d’une surprenante clarté, aimait Bach, pleurait devant les crucifix dont elle admirait la beauté émouvante, et lisait La recherche du temps perdu le jour de Yom Kippour.

« Pour connaître un homme, il faut savoir comment il aime ses parents et comment il a été aimé d’eux. » Toute son œuvre témoigne de l’amour maternel et de sa réciproque. Appelfeld écrit sur ce temps du bonheur, sur les signes annonciateurs du pire, et sur la reconstruction, après la guerre. À celles et ceux qui lui demandent pourquoi il n’écrit pas sur la Shoah, il propose cette réponse : « Sur la Shoah je dirais que l’on peut se taire, d’un silence profond et continu, ou pousser un grand cri continu, mais on ne peut pas écrire, on ne peut pas écrire des phrases, des rythmes, des métaphores, tout ce qui est lié à ça, et sur ce sujet en particulier je préfère le silence ». La position se discute, et bien des œuvres, comme celle de Charles Reznikoff, montrent qu’une parole est possible. Mais on s’accordera à dire que la mesure s’impose, la pudeur, et souvent le silence.

Une anecdote traduit le trouble, voire le choc. Quelques années après son arrivée en Israël, Aharon Appelfeld a donné des cours de danse. Ses étudiants étaient des rescapés : « Ils avaient peur de s’approcher les uns des autres, de se toucher. Ils transpiraient, leurs corps ressemblaient à des pantins désarticulés, qui s’entrechoquaient, se heurtaient. » La destruction des villes, des lieux, frappe aussi les humains. Simone Veil, sortant des camps, ne supportait pas la présence de groupes ou de foules, même lors de rencontres protocolaires ; la présence d’autres corps l’inquiétait.

Aharon Appelfeld n’est pas resté l’enfant de Czernowitz bien longtemps. Il a fréquenté des voleurs après avoir été caché par une prostituée dont l’un de ses plus beaux romans, La chambre de Mariana, se fait l’écho. Parmi les « criminels » avec qui il partageait gite et couverts, « il y avait un homme gigantesque à la voix forte, le plus impressionnant de tous. Chaque soir, il sortait un escarpin de son sac à dos et s’agenouillait pour le lécher avec adoration, du talon jusqu’à la pointe. » Il relate cette histoire à Valérie Zenatti : « Il y a une clé dans cette scène, mais elle n’ouvre pas la porte, elle l’entrebâille à peine […] ».

Il est à son arrivée dans la Palestine sous mandat, « un animal aveugle ». Il n’accepte pas l’hébreu chargé de slogans qu’on veut lui enseigner. Il l’apprendra lui-même, façonnera sa langue, cherchant, entre passé et présent, entre tradition juive et universalisme, à « rassembler les morceaux épars ». Valérie Zenatti a comme lui appris cette langue en arrivant dans le pays, adolescente : « Nous nous sommes glissés dans l’hébreu comme dans des draps rugueux », note-t-elle, quand il parle d’une langue qui « correspondait exactement à ce qu[’il] avait vécu. On ne peut écrire sur des grandes catastrophes avec des mots trop grands. »

Valérie Zenatti traduit Aharon Appelfeld depuis Histoire d’une vie, récit sidérant, incroyable, de son enfance et de ses années d’adolescence. Quand elle vient le voir, elle choisit le roman qu’elle traduira, celui qui lui parlera le mieux, alors : « […] je voulais – je veux – je voudrais – traduire ses livres comme j’écris les miens, dans la conscience aiguë que c’est le bon moment, qu’il y a une adéquation entre les mots et le temps, comme deux matériaux distincts entrant soudain en fusion. »

L’œuvre d’Appelfeld, que Valérie Zenatti présente dans ces pages si généreuses repose sur une promesse. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle vit et vivra au-delà de ce 4 janvier 2017 : « Moi, depuis mon enfance, je me suis fait un serment : je n’oublierai pas mes parents, mon enfance, la forêt, et comme je voyais toujours les miens dans les forêts, j’ai continué de les imaginer aussi en Israël, et de parler avec eux. »

Tous les articles du numéro 70 d’En attendant Nadeau