Le grand écrivain yiddish Elie Chekhtman a passé trente ans à écrire Erev, ce grand cycle romanesque qui retrace la destinée de la famille Boïar, depuis les pogroms jusqu’à la création de l’État d’Israël, sous deux guerres mondiales et deux totalitarismes.
Elie Chekhtman, Erev. À la veille de… Trad. du yiddish par Rachel Ertel. Buchet-Chastel, 800 p., 27 €
On ne sort pas inchangé de la lecture d’un tel livre. Erev. À la veille de… d’Elie Chekhtman, magnifiquement traduit du yiddish par Rachel Ertel, inscrit dans son titre l’ironie et le paradoxe : de quelle antériorité s’agit-il ? Quelle catastrophe ou quelle aube nouvelle se profilent à l’horizon d’un texte saturé d’histoire et qui consacre sept livres à traverser, à la suite de la famille Boïar, la longue nuit du tsarisme, des pogroms et de la guerre civile en terre d’Ukraine, des deux guerres mondiales et des deux totalitarismes majeurs du XXe siècle, stalinisme et nazisme, jusqu’à la création, annoncée à la fin du roman, de l’État d’Israël ?
Elie Chekhtman (1908-1996) a lui-même été acteur de cette histoire, depuis sa naissance en Polésie, décor principal du roman, avec ses forêts et ses communautés juives rurales profondément enracinées, jusqu’à sa participation à la Seconde Guerre mondiale dans l’Armée rouge, son incarcération sous Staline et son émigration en Israël en 1972. Assez peu intégré à la vie littéraire malgré les nombreux prix dont il est couronné, il continue à écrire en yiddish : sa grande fresque épique, Erev (dont avait déjà paru en 1964, dans la traduction de Rachel Ertel, le premier tome), mais aussi son dernier roman, La charrue de feu, également traduit par Rachel Ertel et paru en français en 2014.
Le symbolisme énigmatique du titre, provocant et paradoxal au vu des épreuves dont la plupart des personnages sont victimes d’une génération à l’autre et du profond désespoir historique dont sont empreintes les intrigues ou les trajectoires individuelles, permet cependant de déployer les deux principaux sémantismes qui se partagent l’horizon interprétatif du récit : celui du messianisme juif, subverti par la révolte iconoclaste des personnages contre cette tradition elle-même, et celui de la Révolution et de la transition historique, désenchanté par le constat répétitif des immenses sacrifices consentis, en particulier par les Juifs, décrits à l’épicentre du cataclysme collectif.
Le roman commence par un retour de guerre, celui de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 : un soldat juif se traîne sur ses béquilles, obstiné à poursuivre sa route vers la maison familiale au milieu des forêts et des marais de Polésie. Malgré sa blessure et son épuisement, il communie avec la nature retrouvée de sa terre natale, mû par la mémoire profonde du corps et des sensations les plus fines (les odeurs en particulier, liées à la luxuriante fécondité végétale) ; en chemin, il prévoit de s’arrêter chez sa sœur Rokhl, mais trouve son cadavre baignant dans son sang sur le seuil de la maison après le pogrom.
De retour chez les Boïar, la « treizième tribu », qui exerce ses humbles tâches d’artisans, de paysans, de marchands de bestiaux au milieu d’une nature décrite avec la plus grande précision, dans ses changements saisonniers et la diversité de ses épiphanies minuscules, il retrouve la jeune fille dont il était amoureux et l’épouse. Cette union heureuse sera peu évoquée, à la différence des histoires plus conflictuelles qui parsèment l’évocation de la plupart des personnages, mais il sera l’un des rares survivants à la fin du récit ; entre-temps, presque toute la large famille, ramifiée en deux branches concurrentes autour des figures antagonistes des deux frères, Gavriel et Itzkhok, le paysan aisé et l’humble aubergiste, et dotée d’une descendance nombreuse dont on suit les avatars sur quatre générations, aura été exterminée, fauchée par les épreuves historiques se succédant comme les douleurs annonciatrices de l’ère messianique.
Cette ouverture presque archétypale profile les grands thèmes et les images récurrentes du roman ; elle sera reprise en leitmotiv tout au long de l’intrigue, qui se terminera sur la quasi-disparition de ces figures si fortement individualisées malgré la typisation, et sur l’annonce d’une dispersion clairsemée vers la terre d’Israël. Le « destin de feu » des Boïar les propulse impitoyablement au cœur même de cette dimension d’imminence, de liminalité, de suspens : à la veille de quoi vivent-ils leurs vies à la fois humbles et profondément singulières ? De l’arrivée du Messie, qui se révélera finalement celui de la mort et de la Shoah par balles dans les ravins de Babi Yar ? De la Révolution, à laquelle participent activement les jeunes Boïar, et qui les mène à leur élimination méthodique dans les geôles de Staline ? De la construction sioniste, dont ne se profile que vaguement l’espoir pour une poignée de survivants, et dont le récit n’évoque que le préalable de détachement et de rupture impliqué par ces trajectoires brisées ?
Plus manifestement, la dimension temporelle s’estompe devant l’immanence de l’être au monde, dans la fusion consentie avec la finitude et la diversité inépuisable des métamorphoses naturelles. C’est ce que semble suggérer le personnage de tante Libe (« amour », en yiddish), qui est capable de ressentir une joie intacte, malgré l’angoisse et le deuil, en se promenant pieds nus dans le verger, ou simplement en évoquant cette dimension d’éternité qui la relie au cosmos et à une bonté sans faille. Elle sera finalement enterrée vivante par les cosaques dans la forêt et nul ne saura où elle repose.
Il y a aussi Stissia, bru « ordinaire » d’un des fils de Gavriel, dont l’importance symbolique s’accroît d’un cycle à l’autre, l’ouvrant à la révolte et à la transgression après l’assassinat de son mari et de son enfant dans les conditions atroces des pogroms de la guerre civile (elle exige alors de Dieu un miracle qui ressusciterait son enfant, puis abandonne, pour rejoindre le militantisme communiste, sa foi en un Dieu impuissant à renouveler les miracles de la Bible) ; elle sauvera les jeunes enfants des Boïar lors de l’invasion nazie en les acheminant vers l’Oural puis reviendra, au péril de sa vie, rejoindre les quelques survivants de Babi Yar pour leur insuffler l’esprit de résistance et de simple survie biologique.
Son personnage traverse la scène épique de l’histoire comme l’incarnation de l’intégrité personnelle et du sacrifice de soi. Elle est elle aussi réunifiée à la nature par des moments épiphaniques de plénitude sensorielle, comme lorsqu’elle baigne son corps dans la rivière ou parcourt la forêt telle une créature amphibie, proche des arbres, des chevaux, de l’eau. Elle gagne la confiance du chef cosaque qui s’incline devant son destin solitaire, mais elle perd ses propres enfants l’un après l’autre et renonce à l’amour quasi incestueux qui l’unit à Daniyelke, lui aussi descendant des Boïar, de dix-sept ans son cadet.
Les figures féminines de ce long cycle romanesque se détachent avec une particulière intensité : depuis la figure tragique de Kheïrous (« liberté », en yiddish) qui s’engage la première aux côtés des bolcheviques et sera torturée par le NKVD (la police « rouge ») puis envoyée au goulag pour trotskisme, jusqu’à celle d’Iva, la sioniste, torturée dans les caves de la Gestapo et qui traverse le roman comme l’incarnation du deuil amoureux mais aussi de l’engagement actif en tant que médecin et résistante antinazie. Elle aime successivement deux hommes qu’elle voit comme des doubles et en qui elle croit discerner une ressemblance troublante : tous deux sont peintres, et leurs tableaux, décrits longuement selon des procédés de leitmotive et de récurrence thématique, symbolisent l’errance des personnages, finissant par être dissimulés sans leurs cadres dans une tombe du cimetière juif où ils seront sauvés de la destruction totale.
Le thème pictural, très appuyé, semble synthétiser le credo artistique de l’auteur, hanté par les images bibliques, les motifs juifs de la prophétie, des Tables de la loi, de la Sanctification du Nom, de l’hérésie messianique et des figures transgressives de renégats, mais aussi minutieusement attaché à transposer poétiquement l’inépuisable diversité du vivant, dépassant la contingence temporelle pour s’ouvrir à la fragile continuation de la vie. La dimension du rêve, le fantastique naturalisé des apparitions spectrales, ancêtres lointains sanctifiés par la mémoire légendaire ou morts récents dans le tumulte tragique et vain de l’histoire, élèvent l’approche testimoniale à la dimension d’un mémorial à la culture ashkénaze dans toute sa puissance évocatoire. L’imminence douloureuse d’une histoire entièrement déceptive s’efface devant la ferveur d’une vie transfigurée par l’union entre les vivants et les morts, au sein d’une écriture épique, détournant le cours inéluctable des événements par la phénoménologie sensible de leurs échos réhumanisés.