Les raisons d’une domination

La bêtise est de tout âge. Reste qu’en cette première moitié du XVIIIe siècle, elle est la grande affaire de l’Angleterre. Jonathan Swift, avec ses Gulliver’s Travels (1726), et le poète et théoricien Alexander Pope (1688-1744), ami personnel du satiriste irlando-anglais et auteur de la Dunciad (1728-1744), tentent de lui régler son sort en la prenant ouvertement pour cible. Ils ne sont pas loin, cependant, de se rendre à l’évidence : à rebours du progressisme de l’Augustan Age, la bêtise mène le monde, et son triomphe annoncé est synonyme, chez Pope, de retour au Chaos originel et ténébreux. Retour sur une angoisse « épistémocritique » en partage.

On observera, pour commencer, que le socle conceptuel des Voyages de Swift repose sur une dénonciation en règle de la bêtise érigée en principe de gouvernement, en règle de vie commune. Picrocholine, la querelle entre « Gros-Boutiens » et « Petits-Boutiens » n’a aucun fondement rationnel. Quant à la stupidité des Yahoos, il ne fait aucun doute qu’elle est humaine, trop humaine, résolument distincte de la bêtise que les imbéciles continuent de prêter aux bêtes. Lors du troisième Voyage, la satire prend pour cible le petit milieu formé par les scientifiques. À Lagado, dans une île frappée de pauvreté et d’indigence (l’Irlande ?), un roi tyrannique a investi une fortune considérable dans une académie d’inventeurs, modelée sur la Société royale britannique fondée en 1662. Dans l’entre-soi des chercheurs coupés du réel, la stupidité scientiste prolifère de manière virale. Un savant a passé huit ans sur un projet d’extraction des rayons du soleil prisonniers des concombres. Dans la cellule voisine, l’ingénieur s’échine à faire que l’excrément humain retourne à son état originel de nourriture, en séparant pour ce faire ses diverses composantes. Un troisième espère fabriquer de la poudre à canon à partir de la glace. Un quatrième imagine de construire les maisons en commençant par le toit, tandis que d’autres cherchent à amollir le marbre pour réaliser des oreillers et des pelotes à épingles. Les académiciens imaginent même un des tout premiers « ordinateurs », mais, las, le « logiciel » s’avère d’une totale ineptie…

Dulness ou les raisons d’une domination

Le roi de Brobdingnag et Gulliver, par James Gillray (1803)

C’est une autre collectivité sans cervelle que Pope stigmatise, semblant prendre le relais. Cette fois, le microcosme est littéraire, localisé dans Grub Street, où se concentraient écrivains ratés (scribblers, hacks), aspirants poètes, éditeurs incompétents, libraires plus occupés à concourir à qui pissera le plus loin et à plonger dans les égouts de Fleet Ditch qu’à vendre des livres de toute façon invendables. Les dunces y tiennent le haut du pavé. Un peu de philologie, avant de poursuivre. Le signifiant dunce relève simultanément de la culture savante et de la culture populaire. D’un côté, il est l’équivalent de notre « cancre » (et son fameux bonnet d’âne), et se traduit par « ignorant », « crétin » ou « balourd ». De l’autre, il désigne un pédant, un raisonneur, un coupeur de cheveux en quatre, un sophiste sachant chicaner, un critique vétilleux. Mieux, le mot dunce tire son origine du théologien médiéval Duns Scot (1266-1308), surnommé le Doctor subtilis ; les textes constitutifs du corpus doctrinaire scotien, ainsi que la glose qui en a été faite, sont nommés dunce, tout comme l’étaient les sectateurs de la pensée scotiste. On le voit, le terme est ambivalent, ce qui permet à Pope d’articuler une critique épistémologique à deux niveaux : le niveau premier du combat contre l’ignorance et l’obscurantisme, et le niveau second de la querelle avec la Clerisy (comme la nommera plus tard Samuel Taylor Coleridge), comprenons les « clercs », les prêtres comme les universitaires, les critiques comme les écrivains, censément en charge de l’élévation morale et intellectuelle de la nation anglaise. Et dont la « trahison », institutionnelle et personnelle, apparaît patente aux yeux de Pope.

Le piquant de l’histoire vient de ce que la Dunciade naît d’une de ces « querelles » homériques qui scandent la Vie du lettré (Minuit, 2009), si l’on en croit William Marx. Un certain Lewis Theobald, « professionnel de la profession », vient de publier un Shakespeare Restored, qui taille en pièces l’édition par Pope des pièces du Barde, la jugeant défectueuse d’un point de vue scientifique. Piqué par la critique, dont la postérité établira le bien-fondé, Pope prend la plume pour venger son honneur (déjà malmené en raison de son catholicisme) et sa réputation. La machine de guerre est pointée, d’abord contre Theobald, vite surnommé Tibbald, alias le Roi des Sots, l’Antéchrist du Wit. Ensuite contre la Bêtise, elle-même perçue comme arme de destruction massive, assimilée à une armée sur le point de débouler sur le théâtre des opérations, protagoniste en chef d’une Blitzkrieg dont l’issue ne fait aucun doute. Ce vocabulaire militaire, de fait, s’impose pour un poème héroïco-comique, burlesquement calqué sur l’Énéide : « Je chante l’homme et les livres », lit-on au premier vers.

Cette Bêtise absolue, Pope la nomme Dulness. De proche en proche, il l’élève au rang de Divinité, et met en scène son couronnement. Elle règne, à la façon d’un personnage conceptuel, dirait-on de nos jours. De fait, à l’occasion d’une prochaine réédition du Vocabulaire européen des philosophies préparée par Barbara Cassin, on plaidera pour qu’un nouvel « intraduisible » fasse son entrée à la lettre D. Dullness : le terme est polysémique, désignant à la fois la stagnation de l’intelligence, l’absence d’imagination, la pensée basse, la lenteur de l’esprit, l’engourdissement des sens, mais aussi et encore l’ennui, la tristesse, le prosaïsme, voire le marasme des affaires. Sont ainsi qualifiés de dull, presque indifféremment, une lame de couteau émoussée, un esprit manquant d’éclat, un son mat, un marché en perte de vitesse, etc.

Dulness ou les raisons d’une domination

Alexander Pope, par Michael Dahl (1727)

Avec le quatrième Livre, publié en 1743, avant l’édition complète, l’année suivante, Pope poursuit cette fois de sa vindicte l’obscur Poète Lauréat, Colley Cibber, coupable d’avoir éreinté une de ses pièces. Mais comme le montre l’Argument, c’est désormais un pur prétexte, et la critique se veut désormais ouvertement « épistémocritique », comme l’écrit James Noggle dans The Skeptical Sublime Aesthetic Ideology in Pope and the Tory Satirists (Oxford University Press, 2001). C’est effectivement à une radiographie en règle de la Bêtise qu’on assiste. Débordant le champ littéraire, Pope mène l’enquête sur les raisons d’une « domination » diffusée dans l’ensemble du corps social, politique et culturel. L’école est un cadre prioritaire, le lieu d’exercice privilégié de la Bêtise et de ses missi dominici (on dirait aujourd’hui ses « collaborateurs »). Les « génies des écoles » ont pour mission de faire avancer sa cause, en « cantonnant les jeunes élèves aux seuls mots », et en les tenant soigneusement « à l’écart du savoir véritable ». À l’échelon supérieur, on trouve l’Université – Pope vise Isis et Cam, comprenons Oxford et Cambridge, où règnent la paresse et l’indolence, fortement encouragées par les « sachants ». Les « Indolents », autant les orienter, en effet, vers l’étude des « papillons, coquillages, nids d’oiseaux et autres mousses », mais sans que jamais leur curiosité soit tirée du côté d’un examen critique de la Nature ou des plans de son grand architecte.

Le dessein du poète s’efface devant les grands desseins prêtés à la Bêtise. C’est terrifiant, au regard de la stratégie de conquête du pouvoir qui s’énonce. Au regard, surtout, du volontarisme de la Bêtise, dotée d’une libido dominandi en propre, relayée au niveau de la superstructure par le truchement d’acteurs culturels performants : se voient ainsi promus des aldermen, des échevins d’un genre particulier chargés de veiller sur la bonne tenue – la « correction » ? – des œuvres publiées. La « guerre du goût », comme la nommera Philippe Sollers, n’a rien de pacifique, et la bataille d’Angleterre paraît perdue d’avance.

Dulness ou les raisons d’une domination

Par le bais du couplet héroïque, Pope entreprend pourtant de contenir la si peu résistible ascension de la Bêtise. En faisant flèche de tout bois, en faisant assaut d’esprit (wit), en tirant toutes sortes de pétards, fusées, festival de pyrotechnie verbale – avant la tombée de la nuit. La poésie y scintille de mille et une étincelles (spark, en anglais), les traits fusent, repoussant à chaque nouvel embrasement l’avancée inexorable des ténèbres. Il frappe aussi de plus belle sur la tête du même clou, à tour de bras [1]. Mais la puissance de la Dulness n’est pas de celles qu’on circonscrit par les chaînons du distique, fût-il spirituel. Le paradoxe de la Dunciade vient de ce que la Bêtise niveleuse, que Pope s’escrime à rabaisser, ne fait que s’élever. La vocation magique de la satire, telle que la comprend un Robert C. Elliott (The Power of Satire : Magic, Ritual, Art, Princeton University Press, 1960), censée darder ses traits comme autant de fléchettes rituelles plantées dans le corps de sa victime, achoppe sur la part inentamable de la Dulness. Au contraire, même : incapable de contrôler la puissance démoniaque qu’il a cru bon d’invoquer, l’apprenti-sorcier est dépassé par sa créature. Le mouvement final du Livre IV, culminant avec la vision d’un pays puis d’un univers plongés dans les « Ténèbres universelles », compte parmi les premières représentations – pré-orwelliennes – du genre dystopique. La dramatisation à outrance, si elle renvoie au genre consacré qu’est la pantomime, en Angleterre, n’en finit cependant pas d’interroger le lecteur.

Comment un poème conçu à l’origine comme une simple attaque ad hominem a-t-il pris autant d’ampleur ? Si le réquisitoire contre la Dulness éclipse la charge contre tel ou tel dunce particulier – à dire vrai, ils sont interchangeables –, c’est bien que l’œuvre touche à quelque chose de fondamental, de névralgique aussi. Bien sûr, on estimera que le combat de Pope est d’abord corporatiste : sa mélancolie, son mépris pour les écrivaillons, se nourrissent d’une conception élitiste, aristocratique, d’une littérature soi-disant menacée par la montée en puissance des journalistes, polluée par les critiques qui prennent la place des écrivains. Ses plaintes sur le niveau qui baisse, sur la bêtise qui monte, feraient-elles de lui un « décliniste » avant l’heure ? Voire un « antimoderne », au sens donné à ce mot par Antoine Compagnon ? Parce qu’elle ne se confond pas avec la seule ignorance, parce qu’elle incarne, dans sa version savante, le scepticisme à travers ce qu’il a de plus authentiquement déstabilisant, la Dulness impose sa funeste ambiguïté : 1. Elle est l’antithèse absolue des Lumières, la négation « de l’Ordre et de la Science »; 2. Ses vains questionnements sont néanmoins porteurs d’émancipation, oublieuse qu’elle est de « toutes les obligations, divine, civile, morale, ou rationnelle » ; 3. Elle annonce la modernité qui vient, laquelle est synonyme d’une conception « destructrice » (Noggle) de la culture, parce que vénale et attentatoire à l’indépendance de l’écrivain, pris dans la gangue d’une sociabilité qui le tire vers le bas. Face à la marée montante de la médiocrité, de l’ignorance, mais aussi de la cuistrerie, il n’est pas de digue qui tienne, il n’est nul héroïsme, nulle ironie qui vaillent. Qu’elle triomphe pour de bon, et c’en sera fini de la métaphysique, de la mathématique, de la religion, de la morale. Ainsi donc, si Pope n’avait pas prêté le flanc à la critique par la faute de son incompétence éditoriale, le monde aurait été privé d’une magistrale théorisation de la bêtise.


  1. Léon Lemonnier, Les poètes anglais du XVIIIe siècle, Boivin, 1947. Cité par Sébastien Scarpa, Poétiques de l’affect. La poésie romantique en contexte, Michel Houdiard, 2018, p. 119.

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