Philosopher à l’italienne

Les Français et les Allemands aiment bien l’Italie mais ils ne la prennent pas au sérieux. Les politiques ne se cachent pas de le penser, les philosophes non plus : les choses sérieuses se jouent d’un côté ou de l’autre du Rhin. Bruno Pinchard a l’audace de franchir les Alpes. Il lit Dante en philosophe, il voit des richesses dans Vico, dans les penseurs de la Renaissance. Il va jusqu’à opposer Virgile et Cicéron aux Grecs chers à Heidegger.


Bruno Pinchard, Hespérie. Contribution « virgilienne » à une politique occidentale. Kimé, coll. « Transhumanisme », 160 p., 19 €


Ce n’est pas que Pinchard s’en prendrait au marcheur qui arpentait les Holzwege, ces « chemins qui ne mènent nulle part » parce qu’ils ont été frayés par les bûcherons depuis les clairières qu’ils ont créées. C’est qu’il fonde sa démarche de pensée sur un tout autre système métaphorique, celui de la mer vue depuis les quais du port. Il est peu d’ouvrages philosophiques dans lesquels se lise aussi clairement l’attachement de l’auteur à un lieu, un paysage, une atmosphère. On peut y voir une confession et se dire que, malgré Augustin et Rousseau, ce n’est pas exactement ce que l’on attend d’un livre de philosophie.

Ce serait une confession si Pinchard nous livrait quelques secrets de son existence ou nous entrouvrait les portes de son intimité. Ce n’est pas le cas. On devine à le lire qu’il est né au Havre et c’est à peu près tout ce que nous saurons de sa subjectivité. C’est à peu près tout mais ce n’est pas peu, pourvu que nous sachions que ce port a été fondé par François Ier en 1517, un demi-millénaire avant la rédaction de ce livre. Ceux qui s’intéressent à la philosophie de la Renaissance n’ont pu éviter de rencontrer le nom de Bruno Pinchard, un des principaux spécialistes actuels de cette période qui intéresse si peu de profanes. Est-ce d’avoir été élève d’un lycée François Ier qui l’a incité à se tourner vers la Renaissance ? Il est tentant de l’imaginer et l’avoir fait instaure une connivence. Mais il y a l’Italie et aussi la mer.

Heidegger ne raconte pas ses randonnées en Forêt-Noire, il décrit rarement des paysages et ne s’épanche pas sur sa détestation de la grande ville. Mais toute sa thématique est enracinée dans ce terroir paysan. Il pense la nature sur le mode de la plante qui croît. Même sa conception de la vérité est moins grecque que ce qu’il prétend, et plus rurale : quitte à grossir le trait, on pourrait lui attribuer la formule pétainiste sur la terre qui, elle, ne ment pas. Les textes antisémites que nous connaissons désormais s’inscrivent aussi dans cette vision terrienne : sa figure du Juif est celle du citadin voyageur qui n’est pas enraciné dans un terroir. Bruno Pinchard n’argumente pas là-dessus, il se contente de faire jouer un tout autre système métaphorique, ce qui est une manière très efficace de prendre l’exact contrepied de la pensée heideggérienne. Au lieu de la terre, la mer ; au lieu de l’enracinement, le voyage ; au lieu de l’Orient, l’Occident qu’il préfère dire l’Hespérie. L’Orient, c’est l’Est mais c’est aussi le lieu de la naissance, la figure par excellence de l’origine ; lui opposer l’Hespérie, c’est à la fois opposer le soir au matin, l’ouest à l’est, l’avenir à l’origine.

Qu’opposer à la fascination pour les penseurs que René Char disait « matutinaux », ces « muses d’Ionie » qui fondèrent la philosophie sur les côtes de la Turquie actuelle, tout à l’est de la mer Égée ? On peut évoquer l’Italie, mais encore ? Il faut toujours revenir à la guerre de Troie, quand les Achéens lancèrent une expédition contre cette cité d’Asie Mineure. Homère a raconté le difficile retour du vainqueur vers Ithaque, mais enfin c’était bien un retour. Et Jean Beaufret, le maître du heideggérianisme français, aimait à évoquer le souvenir d’Ithaque pour dire ce que doit être le chemin du philosophe vers la vérité de la mise en présence (Dialogue avec Heidegger, I, 104). Pinchard délaisse Homère, le vieil Ionien, pour ce Romain par excellence qui « chante de Mars les armes et l’horreur, l’homme qui le premier, prédestiné, s’enfuit de Troie en Italie ». C’est, si l’on veut, Virgile contre Homère, mais, plus qu’un poète contre un autre, ou une langue contre une autre, c’est surtout Énée contre Ulysse, celui qui part vers l’ouest pour y fonder une cité nouvelle, contre celui qui voulait seulement retourner chez lui. Quelle meilleure réponse faire à l’antisémite qui reproche aux Juifs d’avoir, depuis Abraham, quitté la terre natale pour toujours voyager, que de lui opposer Énée, le fondateur de Rome célébré par l’apologiste de l’Empire augustéen ? Il n’y  a pas que les Juifs pour quitter la terre natale (à supposer qu’ils le fassent nécessairement et de gaieté de cœur !), il y a aussi Énée.

Bruno Pinchard, Hespérie. Contribution « virgilienne » à une politique occidentale.

« La barque de Dante », d’Eugène Delacroix (1822)

Pour revenir en pensée vers ce port du Havre cher à Bruno Pinchard, on pourra rappeler que c’est de là que partirent tant de migrants qui s’en allaient fonder en Amérique cet empire qui est à la vieille Europe ce que Rome aura été à la Grèce. Il y a dans le voyage créateur une grandeur que ne peut considérer celui pour qui nul ne saurait véritablement penser s’il n’a randonné autour de la Hütte de Todtnauberg.

Bien sûr, la langue change, celle de Virgile n’est pas celle d’Homère. D’une certaine manière, le latin apparaît second par rapport au grec – du moins il parut tel à bon nombre de Romains cultivés. Mais la secondarité appartient surtout à celui qui compose l’Énéide après avoir lu l’Iliade et l’Odyssée, et s’en inspire tant pour les personnages qu’il campe et les scènes qu’il imagine que pour la composition même de son épopée. Virgile n’a rien de matutinal et sa langue aussi a quelque chose de tardif. Il y a chez Homère un ton profondément jeune, une spontanéité, une simplicité qui lui donnent ce charme si particulier. Virgile, au contraire, écrit une langue de culture dont la beauté tient à la subtilité, au raffinement, à la préciosité parfois. On peut préférer la simplicité ou le raffinement, on peut aussi aimer les deux ; il serait en tout cas absurde d’établir une hiérarchie. Heidegger choisit d’ignorer Virgile.

Je ne sais si Pinchard est allé de Virgile à Dante ou de Dante à Virgile, mais il est clair qu’avant peut-être « le milieu du chemin de [sa] vie », il s’est trouvé dans « une silve obscure » et a rencontré ces deux poètes. D’une manière qui pourra surprendre, ces deux-là l’ont mené du côté de Chateaubriand. C’est qu’il voit en lui « le premier témoin du grand voyage qui mène à Rome » à n’en revenir ni avec « l’effroi au ventre à la façon de Du Bellay », ni pour choisir le Tibre contre la Seine comme Poussin. Sans aller jusqu’à dire que Rome n’aurait « d’avenir que par le royaume de France », il a su comme personne « porter le destin troyen d’Énée et le conduire à des étapes nouvelles ». Dans un registre comparable, Pinchard évoque Berlioz, dont Les Troyens font pendant à l’opéra germanique de Wagner.

Mais le penseur par excellence pour Pinchard reste Dante, à qui renvoie chaque page ou presque de son livre. Les Français qui se plongent dans La Divine Comédie ont coutume de n’y voir qu’un admirable poème. Pour la culture italienne, c’est bien plus que cela : la source de la pensée, à laquelle on ne cesse de puiser. Il est vrai que le toscan du début du XIVe siècle est moins inaccessible aux Italiens actuels que ne l’est pour nous le français de la même époque. Mais la différence d’approche tient peut-être encore plus au fait qu’il n’y a aucun équivalent de Dante pour la culture française, aucune œuvre écrite avec cette prétention totalisante, aussi bien religieuse que philosophique ou historique.

Pinchard peut ainsi faire intervenir Dante à propos de ce néo-teilhardisme à la mode sous le vocable de « transhumanisme » ; il lui est aisé de montrer l’insistance de l’auteur de La Divine Comédie sur le trans- , en particulier cette sentence : « Transhumaniser, le dire par des mots, cela ne se peut ». Dante fut quelque peu négligé durant les siècles classiques ; c’est à Vico que l’on doit sa redécouverte. Il n’est donc pas surprenant que Pinchard passe de l’un à l’autre, en particulier dans un chapitre sur « le soleil des tombes » qui rappellera aux admirateurs de Jean-Louis Schefer les belles réflexions de cet autre italianisant sur le thème de l’Arcadie, terre des tombeaux, à propos de l’Et in Arcadia ego de Poussin.

En construisant ainsi une thématique de l’ouverture vers la mer, l’avenir, le voyage, en opposant Énée à Ulysse et Virgile à Homère, Bruno Pinchard fait apparaître en creux la cohérence terrienne des thématiques chères à Heidegger. Ce faisant, il montre en acte dans quelle direction il est possible de penser en se dégageant de la thématique matutinale du déclin. Il est difficile de rester insensible à cette ouverture vers l’avenir, même si l’on n’est pas né dans un port tourné vers l’ouest.

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