Une révolte lumineuse

Il reste encore quelques semaines pour voir, au théâtre de Poche-Montparnasse, un des plus beaux spectacles de la saison : La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam, mise en scène par Charles Tordjman, avec une actrice exceptionnelle, Julie-Marie Parmentier.


Auguste Villiers de l’Isle-Adam, La Révolte. Mise en scène de Charles Tordjman. Théâtre de Poche-Montparnasse. Jusqu’au 15 juillet.


« Une horloge, au-dessus de la porte du fond, marque bientôt minuit » dans le salon d’un banquier, très précisément décrit par les didascalies en ouverture de La Révolte, mise en scène au Théâtre de Poche-Montparnasse par Charles Tordjman. Deux époux y poursuivent une conversation d’affaires ou plutôt une séance de travail consacrée aux comptes de la banque. C’est une crise conjugale qui semble se jouer au cours de la soirée où Élisabeth (27 ans) annonce à Félix (40 ans) sa détermination, après quatre ans et demi de mariage, à quitter leur foyer, à se séparer de lui et de leur petite fille. Elle tente sur le champ de mettre à exécution cette décision soigneusement préparée. Ce pourrait être une situation de vaudeville ; mais, contrairement à l’explication vite trouvée par son mari, Élisabeth n’a pas d’amant et, comme Nora dans Maison de poupée d’Ibsen quelques années plus tard, elle veut partir seule. C’est l’opposition irréconciliable entre deux visions du monde qu’exprime Villiers de l’Isle-Adam à travers la faillite d’une union, même s’il prend soin de l’inscrire dans un schéma dramatique.

Grâce à Dumas fils, La Révolte avait été créée en 1870 au Théâtre du Vaudeville. Elle fut retirée de l’affiche après cinq représentations, considérée « comme blessante pour la dignité et la moralité du public de la Bourse et des boulevards », ironise l’auteur dans la réponse à ses détracteurs, publiée en préface à la pièce. Ce public en effet ne s’y est pas trompé, même si ses porte-parole officiels, comme le critique Francisque Sarcey, avaient feint de n’y voir qu’un texte incompréhensible. Défendue par les Parnassiens, puis par les Symbolistes, La Révolte est finalement entrée, au début du XXe siècle, au répertoire de la Comédie-Française. Villiers de l’Isle-Adam avait tendu un miroir au public du Vaudeville avec le personnage du banquier : «  Il y a au théâtre, à ce que dit le journal, une tourbe, une clique de novateurs qui cherchent toujours à compliquer, à se battre les flancs, à vouloir faire mieux que les autres…et qui en définitive, n’arrivent à rien, à rien, à rien ! qu’à rendre inquiets les gens honorables en leur procurant on ne sait quelles émotions…presque dangereuses. C’est absurde. On devrait défendre cela, positivement. Moi, je vais au théâtre pour rire, comme on doit aller dans ces endroits-là… »

Auguste Villiers de l’Isle-Adam, La Révolte. Mise en scène de Charles Tordjman.

© Pascal Victor

Le personnage masculin fait bien partie de ces « apôtres du Sens-Commun », tournés en dérision dans la préface. Il ne peut attribuer les propos de sa femme qu’à « une imagination dévergondée », « l’influence de quelques mauvais romans », « une attaque de nerfs ». Surtout il ne connaît d’autre réalité que ses coffres et ses livres de compte, se montre impitoyable avec les autres et accommodant avec lui-même : « L’éducation m’ayant appris à discerner mes véritables intérêts, je suis devenu un honnête homme… comme on est honnête aujourd’hui ». Cette réplique est représentative de l’écriture du rôle qui porte une forte virtualité comique et témoigne de la distance hostile du créateur pour son personnage.

Au-delà du premier dialogue, coïncidant avec l’image d’une épouse soumise, d’une collaboratrice zélée, conforme à l’attente de son mari, Élisabeth, elle, se métamorphose. Elle garde un temps le langage des affaires pour régler sa propre situation financière. Puis elle pénètre dans une parole poétique, celle de la « vraie réalité » qui permet par exemple de célébrer « l’immense désir d’aimer, au moins, la lumière et la splendeur du monde ». « Le public de la Bourse » devait partager l’opinion de Félix sur ce lyrisme : « Tant qu’il y aura de la “poésie” sur la terre, les honnêtes gens n’auront pas la vie sauve ». Il ne pouvait que désapprouver les propos inspirés à Élisabeth par son expérience des affaires : « Passer le temps à jouer avec la ruine des autres (…) À dégoûter de leur tâche ceux qui travaillent, en leur donnant à chaque instant, le spectacle de ces opérations permises qui enrichissent en une heure ».

Ces dernières décennies, deux très belles mises en scène ont fait redécouvrir La Révolte et son actualité, celle d’Alain Ollivier en 1997, celle de Marc Paquien en 2015. Deux magnifiques actrices y tenaient le rôle d’Elisabeth, Agnès Sourdillon aux côtés d’Alain Ollivier lui-même, Anouk Grinberg avec Hervé Briaux ; leur souvenir ne s’efface pas. Mais l’interprétation de Julie-Marie Parmentier rappelle l’éblouissement ressenti lors des débuts au théâtre de cette jeune actrice, déjà connue au cinéma, dans plusieurs spectacles d’André Engel. Elle témoigne d’une force et d’une intensité comparables dans l’apparente acceptation, puis dans la révélation d’une aspiration à une autre vie. Assise devant les livres de compte, Élisabeth offre un visage impassible, indéchiffrable, comme empreint du sérieux d’une enfant. Et soudain elle se dresse, presque fragile dans sa robe noire, cintrée, du Second Empire, bientôt recouverte d’une cape de voyage. Et elle irradie, dans les lumières de Christian Pinaud, de ce que Julie-Marie Parmentier appelle elle-même « une révolte lumineuse ». Elle semble hantée par la vision d’une autre réalité, toute vibrante de la poésie des « admirables soirs » entrevus, bien que longtemps « profanés sur ces livres de caisse », portée aussi par une indignation jusque-là contenue. À ses côtés Félix trouve en Olivier Cruveiller la juste incarnation d’un mari, jusqu’à la fin inaccessible à l’intériorité de son épouse. Tous deux habitent la sobre scénographie de Vincent Tordjman qui met pleinement en valeur l’écriture de Villiers de l’Isle-Adam.

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