La quadrature du cercle

Ils ont de ces idées les écrivains : faire rimer l’amour avec un carré… Autant mettre Paris en bouteille ! C’est pourtant ce que fait – sans le faire – Emmanuel Venet dans un drôle de petit livre drôle qui ne ressemble à aucun autre.


Emmanuel Venet, 49 poèmes carrés dont un triangulaire. La fosse aux ours, 60 p., 10 €


C’est un drôle d’oiseau Venet, qui nous annonce vouloir écrire des poèmes d’amour de forme carrée et ne nous livre guère qu’un livre inverse, dont on a l’impression qu’il contredit son projet, voire l’anéantit. Il faut dire que l’affaire ne se présente pas sous les meilleurs auspices : « J’ai connu une femme qui croyait tout savoir. Quand je lui ai dit que j’écrivais des poèmes d’amour, elle a tendu l’oreille. Quand j’ai précisé qu’il s’agissait de poèmes carrés, elle s’est récriée : selon elle, ni l’amour ni la poésie ne peuvent supporter le carré. Je lui ai répondu que les plus grands poètes et les meilleurs amants sont des mathématiciens, ça ne l’a pas convaincue mais elle a hoché la tête et accepté mon invitation au restaurant. C’est ainsi qu’elle est devenue ma régulière. »

La suite de l’histoire est à l’avenant, façon constat peu amiable. Être en ménage rime avec faire le ménage, ou quelque chose d’approchant : « installer des rideaux, accrocher des tableaux, sortir la poubelle, nettoyer le jardin, ravitailler la maison… ». Lui reste impassible tandis qu’elle se révèle impossible : « Elle n’aimait pas la canicule, détestait la pluie, craignait le froid, exécrait le vent et redoutait la neige. Les jours sans vent où il faisait beau mais pas trop chaud, elle n’accordait aucune attention à la météo. » Il y aurait bien le sexe, mais là encore, ça n’est pas gagné : « Elle n’aimait pas faire l’amour à la cuisine, ni dans des positions inusitées, ni au milieu de la journée, ni par surprise, ni en pimentant nos gestes de paroles licencieuses. Paradoxalement, elle disait aussi ne pas supporter la monotonie dans l’érotisme… » On dirait que la régulière prend un malin plaisir à illustrer la fameuse question que se posa jadis Freud : « Que veut une femme ? », question qui se trouve d’ailleurs en exergue de l’antépénultième récit du même auteur, Marcher droit, tourner en rond, et qui pourrait autrement s’entendre ici. Comme par exemple : écrire droit, aimer en rond. Ou l’inverse…

Emmanuel Venet, 49 poèmes carrés dont un triangulaire

Ainsi va donc le petit livre de Venet, entre la forme répétée, le carré, et le fond qu’il ne tarde pas à toucher : « Je ne me souviens plus qui m’a dit que l’amour se nourrissait de tolérance mutuelle, d’indulgence et de préoccupation pour l’autre. Dommage ! C’est un sujet sur lequel j’aurais bien aimé revenir. » Est-ce à dire qu’il nous a tout de même livré en 49 carrés et un triangulaire (et aussi bien les variantes du cube et du losange…) ses poèmes d’amour ? Ce serait alors de bien étrange manière, façon potion amère ou soupe à la grimace. Faite maison.

Car Venet pratique l’amour pince-sans-rire. Mélange l’algèbre et la géométrie, manie l’allusion et le sous-entendu, comme on ferait du carré la partie d’un tout. Il n’est qu’à suivre les tribulations de cette fille d’un petit-bourgeois et épouse de petit-bourgeois qui pour ne pas devenir petite-bourgeoise recherche la compagnie des poètes et des troubadours. Elle en trouve deux qui coucheraient bien simultanément avec elle ! De même, si l’on peut se permettre, Venet aime les idées qui se mordent la queue. Au risque de repartir de zéro : « Quand je suis esseulé et que je cherche une compagne, toutes les femmes me regardent comme un pauvre type esseulé qui cherche une compagne, et elles se détournent de moi. Quand la vie me sourit et qu’une amante me rend heureux, beaucoup de femmes me regardent comme un homme doué pour le bonheur, et s’intéressent à moi. S’ensuivent des bisbilles avec ma conquête, puis des noises, puis des crasses, et chaque fois je me retrouve à la case départ, seul et regardé de travers. »

À la fin, l’auteur n’a plus que ses rêves pour espérer : « J’aime pourtant croire qu’un jour je rencontrerai l’âme sœur, une forte en géométrie affective, qui saura comprendre mon goût pour la poésie bien faite et mon immense talent formel. » Écrire ou être aimé, il faudrait pouvoir ne pas choisir. Carrément.

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