L’œuvre infaisable de Gertrude Stein

En 1925, à Paris, Gertrude Stein publia The Making of Americans, sous-titré  Being a History of a Family’s Progress, dans la petite maison d’édition Contact Press de Robert McAlmon, une œuvre à laquelle elle tenait beaucoup et pour laquelle elle n’avait longtemps pas trouvé d’éditeur (elle l’avait terminée en 1911).


Gertrude Stein, Américains d’Amérique. Trad. de l’anglais par la baronne J. Seillère et Bernard Faÿ. Préface de Bernard Faÿ. Bartillat, 320 p., 20 €


Du vivant de Stein, il n’y eut pas de nouvelle édition intégrale, mais des versions abrégées. Chose compréhensible d’un point de vue éditorial puisque la « version McAlmon » comptait 925 pages de 44 lignes, imprimées en caractères très serrés. Par la suite, parurent en français deux versions courtes sous deux titres différents : Morceaux choisis de La Fabrication des Américains : Histoire du progrès d’une famille (1929) aux éditions de la Montagne, traduit par Georges Hugnet ; et Américains d’Amérique : Histoire d’une famille américaine (1933) édité par Stock et traduit par la baronne Seillère et Bernard Faÿ. C’est cette dernière version que republient les éditions Bartillat, rendant à nouveau disponible au lecteur français cet étrange opus, aujourd’hui grand classique du modernisme anglo-saxon, peu lu mais toujours cité comme pièce maîtresse de l’avant-garde du XXe siècle.

C’est donc un texte connu pour son extrémisme ou son illisibilité romanesque que l’on nous propose de lire. Pourtant, indéchiffrable il ne l’est pas ; difficile à suivre, oui ; monstrueux, certainement. Il s’allonge en effet de manière démesurée sans construire vraiment d’intrigue, empilant quasi ad infinitum phrases et paragraphes en une tyrannie de répétition syntaxique et phonétique. Le prétexte narratif – une histoire de tous les membres d’une famille américaine, inspirée de celle de Stein, débouchant sur un roman national ou même universel – se trouve submergé par les déferlantes de prose répétitive dans un ensemble cependant assez composite. C’est ainsi, par exemple, que le texte entreprend une description de l’humanité tout entière (étant entendu qu’une citation brève – en traduction de surcroît – ne saurait rendre justice à un projet textuel pour lequel l’effet de masse, la modulation progressive et le martèlement sans relâche sont essentiels) : « Il y a de nombreuses variétés d’hommes, il y a de nombreuses variétés de femmes, il y a de nombreuses variétés de leurs mélanges dans les enfants qui sortent d’eux. Il y a de nombreuses variétés d’hommes et de nombreux millions sont faits de chaque variété d’eux. Telles variétés ont en elles toutes plus de sentiment d’individualité qu’il n’y en a dans telles variétés, ils ont plus en eux tous de sentiment d’individualité qu’ils n’en ont dans telles variétés d’hommes. Dans chaque variété d’hommes, dans les nombreux millions de chaque variété d’eux, il y en a toujours parmi eux avec beaucoup, quelques-uns avec moins, et quelques-uns avec peu, quelques-uns avec presque pas de sentiment d’individualité, quelques-uns ont besoin d’autres hommes autour d’eux pour leur donner le sentiment d’individualité en eux, quelques-uns ont tant de sentiment d’individualité qu’ils passent à travers tout ce qu’ils ont autour d’eux, quelques-uns si fortement en eux qu’ils se sentent aussi grands que tout le monde autour d’eux. »

Le lecteur, s’il a réussi à suivre sans faiblir toutes les circonvolutions de la phrase steinienne, est saisi d’un léger vertige et se prend à douter. Est-il bien en train de se confronter à l’un des partis pris les plus ardents et radicaux de la littérature ? Quel but poursuit un ouvrage d’une singularité aussi fastidieuse et décourageante ?  Que prétend-il effectuer à travers cette langue simple, vague, terne, de bizarre expression, acharnée surtout à répéter et amenuiser le sens ?

Gertrude Stein, Américains d’Amérique

Gertrude Stein © Carl Van Vechten (1935)

Ce lecteur se rangera donc soit du côté des exaspérés qui abandonnent la partie, comme Wyndham Lewis (le vorticiste anglais) accusant Stein de produire « de la saucisse au mètre… opaque partout et sur toute sa longueur ». Soit du côté de ceux qui trouvent les mouvements textuels de Stein réjouissants, comme Raymond Schwab (écrivain et occasionnel traducteur de Stein) qui a le sentiment qu’« une opposition […] bouge continuellement en Gertrude entre une équipe qui déménage des matelas […] après les avoir percés jusqu’à leurs derniers capitons […], et une équipe qui ne peut à aucun instant se passer de leur fabriquer des toiles toutes neuves ».

Alors, saucisse ou matelas ? L’un et l’autre… ou ni l’un ni l’autre, ces images, pour amusantes et astucieuses qu’elles soient, n’étant en effet que les illustrations de réactions personnelles au phénomène de répétition, lequel a fait pousser de hauts cris depuis 1925 mais aussi réfléchir les critiques les plus fins. W. C. Williams (poète) y voyait une image mimétique de l’Amérique moderne et de sa production à la chaîne en même temps qu’une entreprise pour créer de nouveaux ordres de priorités grammaticaux ; E. M. Forster (romancier) le lisait comme une lutte fascinante et perdue d’avance pour libérer la fiction du temps ou, si l’on emprunte les termes steiniens qui vont dans son sens, pour « se passer de commencement, milieu, et fin » et demeurer dans « le présent permanent ». Les auteurs de Paterson comme de Passage to India voyaient assez juste, Stein produit non de l’identique mais du constamment différent – à quelques petits détails près – et cherche en effet un impossible « présentisme ». Et Américains d’Amérique qui s’est donné ces tâches impossibles devient de fait un roman de la fin des grands récits énonçant le dépérissement de toute action, personnage, propos.

La critique contemporaine, elle, avec son vocabulaire propre, s’aligne plus ou moins sur les idées de Maurice Blanchot pour qui l’écriture de Stein en général serait « parole des pensées qui ne se développent pas et pourtant plus propre qu’aucune autre à nous faire entrer par la répétition, dans ce mouvement de l’interminable qui se fait entendre au-dessous de toute littérature ». Bon.

Gertrude Stein, Américains d’Amérique

Ces dernières années, une interprétation tragique de l’œuvre a aussi été suggérée. C’est W. Gass (romancier), postmoderne taciturne, qui l’a proposée. Mettant en avant les remarques personnelles découragées de Stein auteur (dans la partie finale du roman) ainsi que les passages litaniques sur la mort, il voit Américains d’Amérique comme une vaste mimèsis de l’existence humaine en route vers le trépas. Et dans sa critique d’Américains d’Amérique il affirme, en pur style steinien, que le livre ne déclare rien d’autre que « le fait que je sais que je m’en vais, même si je m’en vais, ne s’en va jamais si le fait que je m’en vais, et le fait que je le sais, sont chantés avec force ».

Ah ! Ah ! les modes de déguster la saucisse ou d’envisager le cardage de matelas sont donc multiples ? Oui, et c’est pour cela qu’Américains d’Amérique reste un objet intrigant quoique formidable. Bégaiement essentiel, fin du roman ou prolongation monstrueuse de celui-ci, histoire personnelle d’un projet romanesque impossible, mélopée de la victoire du « chant » sur la mort ?

En tout cas, bougrement intéressant, et répondant au cahier des charges du créateur tel que le concevait Gertrude Stein : « If you can do it then why do it ? » Et donc, c’est à l’infaisable qu’elle s’est attaquée.


Lire aussi le compte-rendu de deux livres de et sur Gertrude Stein, publié dans notre numéro 27.

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