Schubert a magnifiquement chanté l’amour, voire la souffrance induite par l’absence de sentiments réciproques. L’un et l’autre ont amplement nourri son langage musical, et façonné l’univers expressif qui est le sien.
Ian Bostridge, Le Voyage d’hiver de Schubert. Anatomie d’une obsession. Trad. de l’anglais et de l’allemand par Denis-Armand Canal. Actes Sud, 504 p., 29 €
Romantisme désespéré, mélancolie des gouffres, exode affectif, solitude absolue de l’errance, Voyage d’hiver, de Ian Bostridge, cette fresque de l’égarement, du vertige, de la folie mélancolique progressive, nouée dans le silence neigeux de la Nature, donne à entendre une voix chantée, essentiellement dans le mode mineur, voix qui transcende l’intensité dramatique du tourment intérieur qu’engendre l’angoisse existentielle propre au lied. Mais c’est aussi la possibilité pour le compositeur de faire des choix esthétiques « en remodelant la source poétique à ses propres fins ».
Économie de moyens, art du silence et des récitatifs, récits fragmentés, peu d’intrigues, décalage et déplacement du fil narratif, la modernité du Winterreise n’est pas à démontrer. Beckett en était un grand admirateur.
« Étranger je suis arrivé, étranger je repars » : le cycle de 24 lieder pour voix et piano que Schubert écrivit autour des poèmes de Wilhelm Müller entre 1827 et 1828, débute sur « Bonne nuit » et s’achève avec « Le joueur de vielle ». Ce cycle poétique commence avec l’éloignement consécutif à un échec amoureux de ce promeneur errant (Wanderer), un jeune homme de fait doublement rejeté d’un monde dont il est exclu.
À la fois œuvre de contestation politique contre la censure, et « bouteille à la mer, jetée en 1828 » : c’est ainsi que le ténor britannique Ian Bostridge qualifie son « Voyage d’hiver ». Celui-ci relève du journal de bord, d’une expérience intérieure, donnant à voir un « ensemble accueillant et mystérieux avec insistance ».
Bostridge mène une passionnante étude subjective, en soi « anatomie d’une obsession » ancienne, ou parangon d’une fantaisie à laquelle se mêle une vaste érudition. Scrupuleux – formellement digressif –, son « Voyage d’hiver » se présente comme une recréation « étoilée », inventive, malicieuse, « phénoménologique », d’une quête initiatique, acquise à travers la familiarité de l’œuvre, comme de sa pratique.
Ainsi, une lecture croisée de Rousseau, de Goethe, de l’importance de Byron, ou l’incidence de l’histoire de la musique, des sciences ou du climat, rejoint-elle une réflexion autour d’un portrait de Lucian Freud, d’une anecdote amusante à propos de Coetzee, voire des enjeux fantasmatiques d’une photographie de Tippi Hedren prise lors du tournage des Oiseaux d’Alfred Hitchcock.
C’est une partition singulière, passionnante, ciselant les émotions une à une, dans laquelle les inflexions mélodiques de la voix rejoignent une ligne toujours plus claire, toujours plus haute. Tout est là dès le début. Bostridge rappelle judicieusement en exergue du chapitre intitulé « Dernier espoir » que « les statistiques ont été les premières à démontrer que l’amour suit des lois psychologiques » (Wilhelm Wundt, 1862). Soit.
Entré dans l’hiver, la nuit, « Je cherche dans la neige en vain /La trace de ses pas ». Seul à jamais. « Je veux embrasser le sol / Pénétrer glace et neige / De mes brûlantes larmes, / Jusqu’à ce que je voie la terre. » Moment déchirant s’il en est, précise Ian Bostridge, mouvement délirant, hystérique, à l’aune de l’intériorité du voyage entrepris, de son climat comme de sa subjectivité : ce moment de coagulation, de solidification (Erstarrung) inscrit la nécessité de demeurer dans l’engourdissement du deuil, dans ce temps suspendu, ce moment de sidération froide du cœur épris auquel notre Wanderer se confronte jusqu’à l’inéluctable fin. Possibles effets de la sublimation ? Certes. Ineffable beauté dont il s’agit de rendre compte, en explorant la complexité de la pensée.
« Il règne un sentiment de perte proprement désespérant : ce vergebens (‟en vain”), si éloquent avec son appogiature plaintive en note appuyée. » Le printemps n’est plus qu’un lointain souvenir, « comme l’amour qui l’accompagnait. C’est l’hiver et la recherche de ‟la trace” dans la neige est précipitée, heurtée : c’est le premier lied rapide et animé que nous rencontrons dans notre voyage – et cette trace nous rappelle ces autres empreintes animales (wildes Tritt) du (même) premier lied, qui devaient aider le vagabond à trouver son chemin dans l’obscurité. »
Une mise à nu impérative qui emporte le lecteur, lui permettant de saisir pourquoi le silence s’empare à son tour de l’ensemble.