Notre choix de revues (11)

Les revues opèrent souvent comme des filtres. Filtre de l’histoire qui revient comme Critique sur « la civilisation soviétique » ou d’une pensée comme celle de François Jullien dans Approches. Filtre des formes aussi, à l’instar de la Revue Incise, par sa diversité ; ou de son expérience de lecteur singulier avec la première livraison de La barque dans l’arbre.

Critique, n° 847

Revue 7 en attendant Nadeau triages« Longtemps, l’histoire de l’URSS a été écoutée aux portes de ses Légendes – y compris de sa légende noire. Mais une autre Fable se forme, plus subtile, moins fabuleuse ou affabulée, mieux informée et plus morale, c’est-à-dire plus instructive, que celles qui l’ont précédée. Dans le silence ouaté de cet anniversaire forcément non commémoratif, Critique a souhaité faire entendre le bruissement de ces œuvres qui restituent pour nous le monde soviétique, sans en celer les horreurs, ni la bêtise, mais sans en méconnaître non plus la force de vie et d’émotion. » Le propos introductif de Philippe Roger est éclairant – et on notera les majuscules. L’URSS a été le lieu de grandes créations artistiques et sa disparition a suscité de nouvelles formes qui reprenaient et interrogeaient ce qui avait précédé. Ç’a été le cas au théâtre, dont traite un article sur les scènes moscovites, au cinéma avec le film Raspad de Mikhaïl Belikov. On lira des pages sur Olivier Rolin, dont le rapport avec la Russie, fait de répulsion et de fascination, est complexe. Enfin on se plongera dans le « bric-à-brac mélancolique » d’Yves Hersant, sur une exposition à Lausanne, et le catalogue qui l’accompagne. Il y était question des objets du quotidien qui façonnaient la « civilisation soviétique ».  N. C.

La revue emblématique des éditions de Minuit, Critique, consacre son n° 847 à L’URSS. Disponible en librairie ou sur abonnement.

Approches, n° 171

En attendant Nadeau notre choix de revues approchesCe nouveau numéro d’Approches est consacré au philosophe et sinologue François Jullien. Il s’ouvre sur une intéressante entrevue (non datée mais sans doute très récente) de celui-ci faite par Alain Douchevsky et se poursuit par dix articles en général assez brefs, généraux ou ponctuels – tous écrits par des messieurs). Guy Samama, par exemple, jette quelques notes personnelles sur le « penser entre » du philosophe ; Pascal David s’arrête sur sa formule « Oser l’intime » ; Patrick Hochart commente Près d’elle, son livre de 2016 ; Marcello Ghilardi songe à ce qu’est « penser autrement »… Les lecteurs qui auraient découvert Jullien seulement avec Une seconde vie (2017), comme ceux qui le connaissent depuis longtemps, trouveront dans cette livraison d’Approches de septembre 2017  de quoi nourrir leur réflexion et renouveler leur curiosité sur ce penseur. C. G.

La revue trimestrielle Approches dirigée par Guy Samana propose dans chaque numéro un dossier thématique. Le 171e s’organise autour de la pensée de François Jullien. 

Revue Incise, n° 4

En attendant Nadeau notre choix de revues approches« Qu’est-ce qu’un lieu ? », interroge le dernier numéro annuel de la Revue Incise, éditée par le Théâtre de Gennevilliers. Les réponses parcourent l’espace et le temps, explorant les coulisses de drames anciens, d’expériences collectives, de violences urbaines, revisitant des textes polémiques qui ont agité jadis ou naguère les esprits, chacun paru lors d’une phase de révolution – artistique, sociologique, numérique…

Fictions, essais, traductions, analyses, fantaisies, promet la quatrième de couverture. La fantaisie est surtout dans les formes, les contes, eux, sont cruels, le fond dresse un état des lieux plutôt sinistre. Un dialogue de Walter Benjamin sur les couleurs de l’imagination, contemporain du Carré noir sur fond blanc de Malevitch, dramatise un conflit irrésolu au sein du nouveau langage pictural. « Poésie classe moyenne » procède à l’autopsie du centre commercial Parly 2. Kritik des Theaters de Stegemann donne à voir par le filtre est-allemand la disparition des troupes et le mode de programmation actuel en France. Une typologie des pots offerts les soirs de première suit leur évolution depuis la fête de détente entre copains vers le marché du mécénat.

Enfin, la traduction d’un article de Thomas Pynchon,  « Is It O.K. to Be A Luddite ? », dévoile une machine à remonter, redescendre et tuer le temps ordinaire :  publié en 1984 dans le New York Times, l’article salue à la fois le roman d’anticipation d’Orwell au moment où il rejoint sa date d’obsolescence, le vingt-cinquième anniversaire d’une conférence de C.P. Snow sur « Les deux cultures et la révolution scientifique », et les luddites qui détruisaient méthodiquement les métiers à tisser au début du XIXe siècle. Entre deux romans, Pynchon procédait à une « mise à jour des “moyens littéraires” à mettre en œuvre pour “contrer la machine” », observent ses relecteurs. 1984, c’est aussi l’année de naissance du Macintosh d’Apple, qui va mettre l’ordinateur portable à la portée des particuliers. Nous voilà cernés par les écrans, Big Brother protéiforme s’établit dans notre quotidien. Une vertu à redécouvrir par défaut, toutefois, celle de la lecture en ligne, qui permet d’ajuster le corps du texte aux facultés oculaires : ici les mille huit cents caractères par page de la revue papier exigent le même effort que la ligne du bas des écrans d’opticiens. D. G.-B.

La Revue Incise est née au Studio-Théâtre de Vitry, et est désormais éditée par le Théâtre de Gennevilliers. Pour plus d’informations, consulter leur site  ou la page Facebook de la revue.

La Barque dans l’arbre, n° 1

En attendant Nadeau notre choix de revues approchesIl y a dix ans, il m’est arrivé de rentrer chez moi, d’allumer machinalement la radio et de tomber sur un texte autobiographique lu par une voix contemporaine, dont la clarté de la langue et la simplicité m’ont frappée. Quelques minutes plus tard, je souriais : c’était un extrait d’Une vie de George Sand. Moins machinalement mais aussi nonchalamment, samedi 3 février 2018, j’ai ouvert le premier numéro d’une nouvelle revue au nom cocasse, La Barque dans l’arbre, sans en rien savoir. La revue est de format presque carré, imprimée sur un beau papier ivoire, et agrémentée d’une photo d’arbre en noir et blanc coupée.

Je n’ai pas pris le temps de lire le sommaire, j’ai lu d’emblée un texte court, de deux pages à peine, intitulé « Littérature et télévision ». L’ironie, la vérité et l’intelligence de ces lignes m’ont immédiatement saisie. L’auteur ? Louis-René des Forêts. Contraint au commentaire oral, l’écrivain, écrit-il, « s’affirme comme un homme qui dispose d’un pouvoir et se prive ainsi de la possibilité de ce qui est essentiellement absence de pouvoir, ou, si l’on préfère, pouvoir anonyme : il en est alors réduit à ne parler de rien ». Merveilleuse phrase qui commence comme celle d’un sociologue ayant lu Bourdieu pour se refermer sur des accents jansénistes condamnant la vanité. À l’origine, ce texte devait être publié par la Revue internationale de Maurice Blanchot et Dionys Mascolo, dans le sillage de la Déclaration sur le droit à l’insoumission. En deux pages d’une revue, se croisent ainsi la littérature, l’histoire de la littérature, l’histoire tout court et l’engagement. Est-ce ainsi que l’on mesure le sens d’une revue, sa raison d’être ? Sans doute.

Plus loin, j’ai découvert la traduction de deux lettres du romancier américain Conrad Aiken, déprimé, adressées à deux amis psychiatres. Deux lettres bouleversantes et pénétrantes, deux brèves confessions d’un homme que son jardin réjouit parce qu’il peut y prendre « un intérêt doux, inactif, non pratique à un nouveau coquelicot ou à la capture d’un cloporte par une araignée ». Un homme qui se tance pour continuer à croire à son travail de romancier et avoue que la vanité est un aiguillon : « Continue, vieil imbécile, il est possible que tu fasses quelque chose ». Un homme qui, rescapé du suicide, confesse ne pas regretter son geste parce que cela lui a donné « un mépris réconfortant pour la mort » et depuis « tout est plus réel ». L’édition des lettres est particulièrement bien faite : des notes fournies expliquent qui en sont les destinataires, ce qui enrichit considérablement leur contenu strictement intime et fait se rejoindre littérature et science médicale, histoire de la folie. Les éditions La Barque viennent de publier Le grand cercle, de Conrad Aiken, traduit par Joëlle Naim, comme les lettres : la revue reflète les éditions du même nom.

Enfin, j’ai lu le « Kaddish » de Charles Reznikoff à sa mère défunte. « Que fait un réverbère / si loin de toute rue. C’était le soleil, / et maintenant il n’y a que l’obscurité. » Émotion, réserve, humour, même. Le traducteur a, là aussi, l’intelligence de renvoyer le lecteur à la grande œuvre du poète, Testimony, traduite par Marc Cholodenko, aux éditions P.O.L. D’autres œuvres de Reznikoff sont publiées par les éditions suisses Héros-Limite, dont nous sommes heureux de faire la publicité ici-même.

La Barque dans l’arbre est une revue amie, sœur. Ce premier numéro n’est pas né de rien mais de la revue préexistante, La Barque, et il est évident qu’il est tissé d’une immense curiosité pour la littérature et son histoire. J’y ai retrouvé un plaisir de lecture intact, chose rare. C. D.

Le premier numéro de La Barque dans l’arbre couvre l’hiver 2017-2018. On peut le trouver en librairie ou commander ce volume sur le site de la revue.

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