Comme un film…

À Strasbourg, au TNS, vient d’être créé À la trace, non pas une pièce d’Alexandra Badea, mise en scène par Anne Théron, mais un projet de Anne Théron sur un texte d’Alexandra Badea : la différence a son importance quant à la réception d’un spectacle conçu comme un film.


À la trace. Projet de Anne Théron, texte d’Alexandra Badea. TNS de Strasbourg, jusqu’au 10 février. Tournée jusqu’au 27 avril. Paris, La Colline, du 2 au 26 mai.


Anne Théron, auteure, metteure en scène, cinéaste, est artiste associée au Théâtre national de Strasbourg et à son École, depuis l’arrivée en 2014 de Stanislas Nordey à la tête du seul théâtre national en province. Elle souhaitait consacrer un spectacle aux relations entre les mères et les filles et, pour la première fois dans son riche parcours, passer une commande. Elle a choisi de s’adresser à Alexandra Badea, pour son écriture, pour le regard politique et social qu’elle saurait porter sur l’intime. Elle avait découvert sa pièce Pulvérisés lors de sa création au TNS en 2014 et avait dirigé la lecture d’Europe Connexion au Conservatoire de Poitiers. Toutes deux, à partir de nombreux échanges, de leur interrogation commune sur la maternité, ont élaboré ensemble un synopsis. Et Alexandra Badea a écrit directement le texte (L’Arche, 2018) en français, « langue de la liberté » pour elle, comme elle le fait depuis son arrivée, en 2003, de Roumanie, son pays natal.

Après la mort de son père, une étudiante, Clara, retrouve, dans un sac à la cave, une carte électorale au nom d’Anna Girardin, qui date des années quatre-vingt-dix. Elle se lance sur la trace de cette inconnue à partir de cette seule identité, rencontre des femmes ainsi nommées, mais étrangères à son histoire. Elle est tentée de renoncer, mais, lors de son dernier essai, elle fait la connaissance de sa grand-mère maternelle, Margaux. Parallèlement la véritable Anna Girardin, marchande d’art, fuit son passé à travers le monde ; la nuit dans des chambres d’hôtel, elle se connecte à des sites, échange avec des hommes, jusqu’au jour où elle décide à revoir sa mère, Margaux.

Les huit premières séquences correspondent à des retours en arrière qui font alterner quatre rencontres de Clara, de Paris à Berlin, quatre relations virtuelles d’Anna, de Kinshasa à Tokyo. Seules les trois dernières se situent dans le présent ; la première fait se côtoyer, à trois heures du matin, dans un aéroport, probablement Roissy, Anna et Clara, qui s’ignorent, la deuxième se retrouver Anna et sa mère après trente-trois ans de séparation, la troisième se rencontrer pour la première fois Clara et sa grand-mère. « La suite, personne ne la connaît » ; mais les parallèles se sont rejointes — à Saint-Pierre-et-Miquelon.

À la trace. Projet de Anne Théron, texte d’Alexandra Badea

© Jean-Louis Fernandez

Au fil de cette intrigue complexe, quasiment enquête policière, Alexandra Badea poursuit son exploration de notre société. Les quatre femmes contactées par Clara n’ont rien en commun, si ce n’est leur nom, celui de son mari, dans le cas de l’avocate. Celle qui chante dans un petit bar de nuit à Paris et la spécialiste en Audio-Psycho-Phonologie à Berlin appartiennent à des mondes plus distants l’un de l’autre que les rives de la Seine des bords de la Spree. Mais elles permettent à Clara de tracer son chemin vers sa vérité. Les hommes rencontrés, ou peut-être fantasmés, par Anna sur l’écran de ses nuits solitaires ne partagent que la même manière de se connecter. L’un, Thomas, réparateur de réseau pour une multinationale d’informatique, mène, entre Lima et Jakarta, une existence comparable à celle du « responsable assurance qualité sous-traitance » dans Pulvérisés ; un autre, Yann, ancien champion, se déplace en fauteuil roulant à la suite d’un accident.

Dans les dialogues avec les huit personnages de rencontre, Andrea Badea ne perd pas de vue le motif central de la maternité, de la filiation, de la transmission. La première « fausse » Anna Girardin, qui défend le refus d’être mère, le droit de donner la vie autrement, préfigure le secret de la « véritable ». La troisième a été quittée par sa compagne, après sept ans de vie commune : « elle a eu envie d’un enfant. Tu sais, les femmes ça tourne toujours autour d’un enfant ». Et le dernier interlocuteur, Moran, qui raconte la mort de sa mère, semble favoriser les retrouvailles finales. Il est aussi celui qui recueille les premières bribes de la confession, seulement achevée par Anna, au terme de sa fuite : « Le cercle devait être rompu. Ce cercle de souffrance de frustration, de maladie. On ne devrait pas donner la permission à tout le monde d’avoir un enfant. Nous deux, on n’aurait pas dû en avoir ».

« À la trace est un film. Singulier, peut-être, néanmoins un film » écrit, dans son blog tenu pendant la longue élaboration du travail, Anne Théron, qui ajoute vouloir « incorporer le traitement du plateau dans un film global ». Ce choix peut déconcerter, ne pas correspondre pleinement à l’attente d’un public de théâtre, mais il en résulte un magnifique spectacle, conforme au projet annoncé. La scénographie de Barbara Kraft fait coexister, au premier plan, une salle d’attente dans un aéroport et, plus loin, une façade d’immeuble vitrée qui sert d’écran de projection ou révèle, selon les lumières (Benoît Théron), plusieurs niveaux de pièces compartimentées. En ouverture, se devine, en haut côté cour, dans un fauteuil à bascule, la silhouette d’une femme âgée, Margaux, qui n’entre en scène que dans les deux dernières séquences. Ensuite s’éclairent les différents lieux des quatre Anna lors de leur rencontre avec Clara, en alternance avec les espaces des hôtels fréquentés par la véritable Anna Girardin.

À la trace. Projet de Anne Théron, texte d’Alexandra Badea

© Jean-Louis Fernandez

C’est là qu’intervient l’aspect le plus sophistiqué du film voulu par Anne Théron. Des courts-métrages ont été tournés avec d’excellents acteurs : Yannick Choirat (Thomas), Alex Descas (Bruno), Wajdi Mouawad (Yann), Laurent Poitrenaux, artiste associé au TNS (Moran). Ils ont été réalisés de manière variée, pour éviter la monotonie de la répétition à quatre reprises. Ils élargissent le champ bien au-delà de l’interface numérique, jusqu’à montrer Bruno dans sa maison et son jardin, Yann occupé à son activité d’imprimeur, Moran sur un banc, dans un parc, à proximité d’un pique-nique pour une fête de mariage. Cette dernière séquence finit même par englober le contre-champ sur le plateau, en l’occurrence le bar d’hôtel où se tient Anna Girardin (images de Nicolas Comte).

Le travail du son (Sophie Berger) contribue largement à l’effet cinématographique. Les voix des films et celle du plateau sont traitées sur le même mode par les micros HF et ne se distinguent plus. Les voix du théâtre peuvent de ce fait manquer à une partie des spectateurs. Mais les quatre actrices n’en demeurent pas moins pleinement présentes sur scène, grâce à la qualité de la distribution, à leur interprétation. Liza Blanchard assume de bout en bout le parcours de Clara, passe avec aisance du récit de ses enquêtes aux dialogues avec chacune des Anna ; Judith Henry parvient à donner à ces quatre femmes une vraie singularité, dans la rapide succession de ses métamorphoses. Nathalie Richard, toujours la même, devient aussi toujours une autre, fascinante, avec un nouvel interlocuteur, ne se laisse pas éclipser par l’image. La plus exposée à ce risque, elle est aussi celle qui, délivrée des rôles et des mensonges de son personnage, émeut le plus face à Maryvonne Schiltz. Celle-ci est la dernière à apparaître, brièvement, sur le plateau, mais elle laisse sur une impression persistante à la fin de la représentation, tant elle dégage de force, de calme, de douceur, elle sert magnifiquement la sobriété d’un dénouement qui se refuse à en être un.

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