Le livre du rire et de l’effroi

L’art perdu des fours anciens (quatrième roman de Jia Pingwa traduit en français) est une immense fresque où le rire rabelaisien se mêle au cauchemar de la Révolution culturelle chinoise, où le trivial côtoie le fantastique, où le drame frôle le grotesque, où les hommes ne sont plus, parfois, que des pantins éructant des slogans et réglant leurs comptes à coups de gourdin… Vertigineux.


Jia Pingwa, L’art perdu des fours anciens. Trad. du chinois par Li Bourrit et Bernard Bourrit. Gallimard, 1147 p., 36 €


Dans L’humeur, l’honneur, l’horreur, ses essais sur la culture et la politique chinoises, Simon Leys, à propos des rapports que les habitants de l’empire du Milieu entretiennent avec le passé, rappelle : « Très tôt, avant même l’époque de Confucius, les Chinois ont conçu la notion qu’il ne pouvait exister qu’une seule forme d’immortalité : celle que confère l’histoire. Autrement dit, la survie ne doit pas se chercher dans une surnature ni ne saurait s’appuyer sur les monuments et les choses – l’homme ne survit que dans l’homme, c’est-à-dire, en pratique, dans la mémoire de la postérité, par le truchement de la chose écrite. »

Cette idée, selon laquelle l’homme ne survit que dans l’homme, traverse les quatre livres de Jia Pingwa qui ont été traduits en français : La capitale déchue, portrait d’une ville et d’un écrivain saisi par le démon de la luxure au point de perdre toute son énergie créatrice, Le village englouti, récit d’une modernisation effrénée qui gangrène un paisible hameau, Le porteur de jeunes mariées, recueil de trois nouvelles chantant le merveilleux, la passion amoureuse et l’héroïsme des temps anciens, enfin, le dernier roman paru en France, L’art perdu des fours anciens, immense fresque où le rire rabelaisien se mêle au cauchemar de la Révolution culturelle, où le trivial côtoie le fantastique, où le drame frôle constamment le grotesque, où ce qui subsiste de la Chine immémoriale est balayé par le vent mauvais des ambitions personnelles, où les hommes ne sont plus, parfois, que des pantins éructant des slogans et réglant leurs comptes à coups de gourdin, où les déclarations d’allégeance au Parti et au président Mao, les expressions comme « ennemis de classe », sont autant de formules creuses, débitées mécaniquement.

Jia Pingwa, L’art perdu des fours anciens

Jia Pingwa

L’art perdu des fours anciens dépeint un monde voué à la décadence. Les combines et les lâchetés, les revers et les triomphes de ses protagonistes sont décrits avec l’ironie d’un observateur du genre humain qui a étudié d’un œil détaché aussi bien Le Petit Livre rouge que les grands classiques de la littérature chinoise. Les œuvres de Jia Pingwa prennent toujours pour décor sa province natale, le Shaanxi, et particulièrement la ville de Xian, rebaptisée Xijing, où il vit. C’est là que les lecteurs français ont fait connaissance avec Zhuang Zhidie, l’écrivain aspiré par la spirale de la corruption (La capitale déchue), c’est là qu’il a découvert les ravages de la « vague du progrès » (Le village englouti), c’est là aussi que, s’évadant un temps du présent, il s’est transporté au pays des légendes pour suivre les traces des héros et des brigands, des amants bravant les interdits et des risque-tout prêts à renverser l’ordre établi pour vivre selon des lois non écrites (Le porteur de jeunes mariées).

Longtemps mis à l’index par les censeurs de son pays, Jia Pingwa a souvent trouvé des réponses pleines d’humour pour leur faire un pied de nez (par exemple en glissant, dans La capitale déchue, des apartés entre deux scènes érotiques : « Ici l’auteur autocensure deux cents caractères »).

Dans L’art perdu des fours anciens, il se tourne vers les années de la Révolution culturelle, invitant le voyageur pressé à s’arrêter au village de Gulu, dans le Shaanxi, connu pour avoir été un haut lieu de la fabrication de porcelaine. Mais l’art de la céramique est en voie d’extinction à Gulu, plus personne, apprend-on, n’est à présent capable de réaliser les fines céramiques de céladon, les habitants ne sont plus bons qu’à confectionner de vulgaires bols et cruches.

Pissechien est un des traîne-misère du village qui en compte beaucoup. Ainsi surnommé en référence à une sorte de petit champignon vénéneux qui ne se trouve qu’à l’endroit où urinent les chiens, il est pourvu d’un don peu ordinaire : il a des colloques avec des animaux et, quand il flaire une odeur étrange, c’est le signe qu’un événement singulier va se produire. Mais il a aussi la malchance, en cette époque où l’origine de classe de chacun est rappelée à chaque instant, d’avoir une grand-mère inscrite dans la catégorie de « membre de la famille de militaires félons », car le mari de cette dernière, enrôlé de force, s’est rendu à Taïwan en 1949 avec l’armée du Guomindang.

Jia Pingwa, L’art perdu des fours anciens

D’autres personnages, comme Fier-à-bras, Jin le chauve, Moricaud le vérolé, Cordial le médecin humaniste, Huang le garde rouge, pour ne citer qu’eux, forment le cortège des pauvres diables de cette comédie humaine où il convient de se souvenir que le Parti communiste est arrivé au pouvoir grâce au fusil et au stylo, le stylo désignant la propagande et les chants étant un « excellent vecteur » de celle-ci (d’où l’importance de L’Internationale).

Pendant cette période d’endoctrinement forcené, les situations absurdes ne manqueront pas, telle la distribution du Petit Livre rouge aux villageois qui ne savent pas lire, tout comme ne manqueront pas les épisodes effarants, tels l’autodafé de livres et la liquidation des « vieilleries », c’est-à-dire tout ce qui, sans distinction, appartient à l’ancienne société. Un empoisonnement, les colères de la nature, provoquant des inondations, les maux qui frappent les plus misérables des habitants, les rixes entre des factions rivales (le groupe au sabre et le groupe au marteau), l’envoi des « mauvais éléments » dans des stages d’éducation politique, l’irrésistible ascension de Fier-à-bras le bien nommé : tout cela contribue à faire vaciller sur sa base le village de Gulu, menacé par le déclin de tout ce qui, jusque-là, a cimenté tant bien que mal une société en déliquescence.

Malgré la vigilance des révolutionnaires, qui aimeraient éradiquer ce qui reste des superstitions ancestrales, elles continuent à hanter les esprits, tout comme les croyances populaires (qui voudraient, par exemple, que, dans une famille, les cinq éléments, le feu, la terre, le métal, l’eau, le bois, s’équilibrent, coexistent en symbiose), la peur des fantômes et l’envie de les faire apparaître (le seul moyen, indique l’un des personnages, est de rester assis à un carrefour, la nuit, les pieds et la tête emballés dans du papier blanc, une motte de terre en équilibre sur le crâne ; puis il faut brûler un bâtonnet d’encens, piqué dans la terre et demeurer ainsi en silence, mains sur les genoux, yeux mi-clos – les fantômes ne tardent pas alors à surgir).

En six saisons, soit une année et demie de chaos, Gulu s’est transformé en porte-voix de la propagande maoïste : Huang le garde rouge explique que le président Mao a déclenché la Révolution culturelle pour contrer ses proches, « cadres du Parti engagés sur la voie capitaliste » – c’est-à-dire qu’ils s’opposent à la politique de Mao et se liguent entre eux pour le renverser. Dans cette cacophonie de slogans ânonnés, la voix de Cordial le médecin humaniste, qui prétend travailler à se changer soi-même pendant que les autres s’agitent pour changer le cours des choses, qui prétend, pendant que les autres bâtissent des temples, devenir le temple de sa propre perfection, a de la peine à se faire entendre. Elle est peut-être celle de Jia Pingwa lui-même, qui, avec L’art perdu des fours anciens, a réussi sa révolution littéraire en mêlant la fable politique, le suspense policier, le mélodrame, la satire, le tout sans jamais oublier que le rire est aussi une arme contre toutes les formes de dictature.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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