Calme trompeur dans un jardin anglais

Dès le début des années 80, le jeune Martin Crimp a connu une vraie réception de ses premières pièces dans son pays natal, le Royaume-Uni. Ensuite, célébré en 2006 par le Festival d’Automne à Paris, il a bénéficié d’une large reconnaissance européenne. Moins présent sur les scènes françaises ces derniers temps, il fait un beau retour à l’Artistic Théâtre avec Probablement les Bahamas, monté par Anne-Marie Lazarini.


Martin Crimp , Probablement les Bahamas. Mise en scène d’Anne-Marie Lazarini, Artistic Théâtre. Jusqu’au 14 janvier 2018.


Martin Crimp a écrit pour la radio Definitely the Bahamas en 1986 ; après la création théâtrale en 1987, il l’a lui-même monté en 2012 au Royal Court de Londres, comme nombre de ses textes. La pièce a fait l’objet d’un enregistrement public à Théâtre ouvert, dans le cadre du Festival d’Automne 2006, par Louis-Do de Lencquesaing. Mais la dramaturgie singulière de Martin Crimp, dont la violence feutrée restait étrangère au mouvement du « New brutalism », avait déjà été révélée en France par Luc Bondy avec Auf dem Land (La Campagne) et avait retenu l’attention de jeunes artistes, Nathalie Richard, puis Marc Paquien.

Martin Crimp , Probablement les Bahamas

© Marion Duhamel

Le titre Probablement les Bahamas fait référence à un désaccord entre Milly et Frank sur le voyage de leur fils Michael et de sa femme Irène, elle affirmant que la destination était les Canaries, lui les Bahamas. Il anticipe la tonalité des dialogues, en apparence d’une grande banalité, en fait miné par des interprétations incertaines de la réalité. Il donne l’exemple des prétextes utilisés par l’épouse pour contredire son mari, qui n’ose revenir sur le sujet qu’en son absence : « Plus j’y pense… plus j’en suis certain… c’était les Bahamas […] Non, vraiment, je ne comprends pas quelle mouche l’a piquée, les Canaries… » (traduction de Danielle Merahi, L’Arche, 2006). Le couple de retraités prend un ami plus jeune à témoin de son prétendu bonheur, de la réussite professionnelle du fils, de projets de vacances, finalement écartés, à cause de la drogue aux Pays-Bas, de la violence en Espagne. Une jeune Hollandaise au pair, Marijka, fait longtemps l’objet de commentaires de la part de Milly, avant qu’elle apparaisse, sans pour autant que cessent les remarques à son sujet ; « c’est une sale habitude qu’elle a de se sauver pendant qu’on parle ».

La présence de la jeune femme va troubler le grand calme bucolique, célébré en ouverture du texte. Mais à rebours d’une dramaturgie traditionnelle, elle ne déclenche pas une crise qui irait crescendo jusqu’au dénouement. Elle introduit une perturbation progressivement suggérée, explicitée par un long soliloque de Marijka, qui est quasiment éludé, vite commenté sur des points de détail superflus, réinterprété pour conforter l’image du fils bien aimé, un instant compromise. Et la pièce se termine comme elle avait commencé, dans la célébration du calme retrouvé. Juste une didascalie finale indique : « Long silence. Marijka immobile à la porte ». Une implosion a pourtant eu lieu. La menace parcourait le dialogue par intermittences, juste pressentie par des lapsus répétés, des retours trop euphoriques sur l’entente entre Michael et la jeune Hollandaise. La thématique du viol avait été introduite, apparemment sans raison, par le vol subi par Irène, ainsi évoqué : « Elle vit cette lueur dans son regard », en des termes repris par Marijka : « Et pour la première fois, je surprends cette lueur dans son regard ».

Martin Crimp , Probablement les Bahamas

© Marion Duhamel

Dans le lieu accueillant qu’elle dirige avec Dominique Bourde et François Cabanat, un des rares théâtres d’art dans l’Est parisien, Anne-Marie Lazarini a choisi de pleinement représenter les virtualités du texte. Elle s’est libérée des contraintes de la pièce radiophonique par la conception de la scénographie et, d’entrée de jeu, par la présence silencieuse de la jeune femme. Dominique Bourde et François Cabanat ont créé un décor qui, au-delà du salon nécessaire au face à face entre le couple et l’ « invité », s’étend à l’ensemble de l’intérieur et au jardin planté de rosiers. Ils ont reconstitué un ameublement très socialement connoté, tout en rompant ostensiblement avec le naturalisme : les pièces apparaissent délimitées par le seul soubassement des cloisons et l’encadrement des portes. Ce dispositif permet à Marijka de promener dans le reste de la maison sa haute silhouette, en short très court (à la place des « jupes affreuses fendues sur tout le côté », selon les termes de Milly), de se sécher les cheveux, de s’allonger sur son lit, de se servir dans la cuisine : incarnation muette de la perturbation à venir.

Dans le rôle de la jeune Hollandaise, dont elle prend si bien l’accent, Heidi-Eva Clavier apparaît comme la révélation du spectacle. Immobile face à la salle, comme reléguant à l’arrière-plan le couple assis sur son divan et l’invité dans son fauteuil, avec « le ton calme et détaché » indiqué par les didascalies, elle fait entendre le long soliloque dans ce silence du public révélateur des grands moments de théâtre. Elle donne à son récit et aux paroles rapportées de « Monsieur Taylor », le fils de la maison, une force et une intensité rares, accentuées par sa manière de déchiqueter des pétales de rose, en parlant. Face à l’ « invité », interlocuteur silencieux mais attentif dans la version radiophonique, représentant ici des spectateurs, Milly et Frank sont interprétés par Catherine Salviat et Jacques Bondoux. Lui, partenaire de longue date d’Anne-Marie Lazarini, parvient à donner de la présence à un personnage en retrait. Elle, sociétaire honoraire de la Comédie-Française, accomplit une véritable performance. Elle tient de bout en bout le ton d’une femme vêtue d’une robe désuète à volants (costumes de Dominique Borde), qu’elle insinue des perfidies sur sa bru, ponctue de petits rires satisfaits ses propos sur son fils, humilie son mari, en feignant de quêter son approbation par un « hein Frank » récurrent. Elle contribue magistralement à la force comique, à l’apparente légèreté d’une pièce noire.

À la Une du n° 46