Vu d’autres pays (2)

Quoi de neuf en provenance d’Allemagne ?

On ne saurait parler de tout. Il nous a néanmoins semblé juste de citer quelques ouvrages (trop peu, évidemment) qui ont retenu notre attention dans cette rentrée littéraire, à défaut de pouvoir en écrire davantage à leur sujet.


Martin Suter, Éléphant. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 360 p., 22 €


Wulf Kirsten inédits brèves d'Allemagne

Martin Suter © Mathieu Bourgois

Le Suisse Martin Suter, passé maître depuis longtemps dans l’art de construire des intrigues originales qui donnent à ses « thrillers » de quoi captiver – et faire réfléchir – ses lecteurs, nous entraîne avec Éléphant dans un monde inattendu, celui des manipulations génétiques. Voir des éléphants roses n’est désormais plus impossible, et qui plus est miniaturisés et lumineux dans le noir ! Généticiens prêts à sortir des rails de l’éthique ordinaire et SDF rivalisent pour la possession de cette chose curieuse, capable de témoignages d’affection comme n’importe quel animal de compagnie. Comme toujours, Martin Suter s’est soigneusement documenté avant de nous entraîner dans les méandres de cette étrange aventure.


Sherko Fatah, Otages. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Métailié, 272 p., 21 €


Avec Otages de Sherko Fatah, nous retrouvons un autre maître du roman d’action, toujours lié aux événements politiques les plus actuels. Il nous entraîne cette fois dans le désert irakien, en compagnie de deux otages ballottés sans ménagements d’un endroit à l’autre, dans une angoisse qui devient, ici, parfaitement descriptible. Entre l’acte crapuleux et la motivation politique, la frontière est ténue. On découvre au fil des pages combien est mystérieuse et complexe la relation qui s’instaure entre les deux prisonniers d’origines différentes – l’un est l’interprète de l’autre, un archéologue allemand. De quoi faire réfléchir, et surtout frémir.


Franz Grillparzer, Drames antiques (Sappho, La toison d’or, Les vagues de la mer et de l’amour). Traduits, présentés et annotés par Gilles Darras. Les Belles Lettres, 416 p., 29 €


Dans cette moisson de rentrée, il paraît opportun de mentionner la très belle édition de trois Drames antiques de l’écrivain autrichien Franz Grillparzer, mort en 1872, qui eut son heure de gloire au XIXe siècle mais dont l’œuvre a gardé toute son actualité. En mettant en scène à la grande époque viennoise les figures mythiques de l’Antiquité, le dramaturge, qui fut un des plus fins observateurs de la complexité des rapports entre l’individu et les autres, éclaire, serait-ce d’une lumière trouble, les profondeurs de l’âme humaine.

Pour le plus grand bien des relations franco-allemandes, et en espérant que cela contribue à ce que nos deux littératures se connaissent et s’apprécient d’avantage, rappelons que la France est cette année l’invitée d’honneur de la Foire du livre de Francfort, qui se tient du 11 au 15 octobre 2017. Occasion unique de multiplier les échanges !

Jean-Luc Tiesset

Deux inédits de Wulf Kirsten

Vu d'autres pays Wulf Kirsten

Wulf Kirsten

Wulf Kirsten est pour quelques heures à Paris, en ce début d’automne. À l’occasion de cette visite, le poète de Weimar – un des grands noms de la poésie allemande, dont la notoriété chez nous demeure discrète, à travers ses deux recueils édités en français, Graviers (Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2005) et Images filantes (La Dogana, préface de Michel Deguy, 2014) – offre à nos lecteurs la primeur de deux poèmes qui forment diptyque.

le fil de la vie

au ciel, une lourde cargaison de nuages,

masse poussée par le vent, rebelle

à l’attraction terrestre, si

v égale g par t [1] – mon modeste

lot en cette vie s’est limité

à des racines régionales, jadis

j’ai couru les collines pedibus,

suivi les sentiers de crête,

traversé les bois et les friches, grimpé

des fonds de vallée aux flancs à pic

des pâturages, sur le chemin de l’école  

j’ai passé sans y songer

les arches d’audacieux ponts de pierre,

vu impuissant la Laie en crue

les emporter comme des fétus de paille [2],

les terres au-dessus de l’Elbe,

c’était mon élément, je viens

d’un enclos étroit, les gens comme moi

ont grandi dans des maisons de torchis

au quartier des pauvres, à côté de travailleurs

payés en nature [3], j’ai ensuite connu

un village abandonné, rasé, Wudemare [4],

ses maigres biens réduits en poussière,

j’ai appris de Job que notre vie

est une simple ombre sur la terre,

les jours passent comme un souffle,

Pythagore déjà le savait

le temps est l’âme du ciel [5],

la pensée se règle sur des maximes

tantôt lunaires, tantôt brumeuses,

quelques-uns ont souci du bien commun,

et moi, au milieu de tout ça,

au moment de démêler

la vérité du mensonge,

le fil de la vie était élimé

jusqu’au dernier brin.

21-22. 06. 2017

***

physionomie du paysage

sur un chemin impraticable

ils avancent au soir, la canne

soutient le pas ferme ou trébuchant

au long de taillis oubliés

par le remembrement

— ces solitudes prêteraient attention

aux marcheurs des confins du monde ?

les moustiques s’en chargent,

leurs essaims bourdonnants

les enveloppent sans que personne

leur ait jamais appris les séduisantes

formations en boule, venues de nulle

part et sans but non plus, qu’ils présentent

au-dessus de la terre crevassée —

le panicaut [6] apporte une touche de verdure,

des herbes qui montent à la hauteur

du genou et vivent de rien voisinent

avec la luxuriance de tapis de fleurs

enserrés entre des arbustes sauvages

à nouveau maîtres de territoires dont

les brûlis les ont jadis spoliés,

aucun bruit n’atteint depuis

le vieux village loin en contrebas,

avec ses tuiles rouges et son damier  

de toits, ces espaces ensauvagés,

un paradis hérissé de chardons

domine le flot des épis, la récolte

d’orge et de blé est imminente,

soir d’été dans d’épais halliers, — où traîne

donc la charogne à l’odeur fétide ? —

lisière abandonnée à la nature,

au creux du sentier, deux marcheurs résolus

— leur traversée surprise révèle

la physionomie du paysage.

08. 07. 2017

***

Rugueux plus d’une fois, à l’image de la terre de Saxe et de ses hommes, le poème chez Kirsten ignore la joliesse. Il pénètre, en revanche, les replis d’un paysage ou d’un destin et en libère le chant. Par une métamorphose dont sa poétique a le secret, à mêler le plus quotidien, le plus prosaïque même, l’expérience et le paysage se font texte, tissu de mots. Ceux-ci, initialement rêches ou déroutants pour une oreille allemande quand ils viennent du saxon oral de l’enfance, sont dociles au poète qui, comme le typographe de jadis, les choisit dans une large casse linguistique. La langue inventive et affranchie par la génération de l’après-guerre, les Johannes Bobrowski et Reiner Kunze notamment, accueille l’idiome des paysans, la trivialité d’une expression latine passée dans l’usage autant que la formule newtonienne de l’attraction terrestre, que Peter Rühmkorf, le premier, avait audacieusement glissée dans l’un de ses poèmes de jeunesse. Dès les années 1950, Rühmkorf rompait en visière avec les traces laissées par la période hitlérienne. La poésie descendait de son piédestal. Kirsten, depuis l’Allemagne de l’Est idéologiquement très verrouillée, avait été sensible aux promesses que recelait ce nouveau départ. Une anthologie publiée à Berlin-Est, et vite étouffée par le régime, lui avait fait connaître le jeune poète rhénan et d’autres voix allemandes occidentales comme celle de Celan.

Homme de la glèbe, Kirsten est un homme des collines – en Saxe d’abord, sur ses terres natales au-dessus de l’Elbe, en amont de Dresde, mais aussi à Weimar, en Thuringe, où il réside. La ville est bâtie au pied de l’Ettersberg, hauteur sur laquelle fut édifié le camp de Buchenwald. Les collines précisément forment lien entre les deux pièces de l’été 2017, ici traduites. D’un côté, un regard rétrospectif sur sa vie, teinté de la sagesse de l’homme dont l’existence se confond avec les soubresauts de quatre-vingts ans d’histoire allemande. Car, de l’agonie du nazisme aux années qui ont suivi la réunification, Kirsten a successivement connu la tutelle soviétique, la République démocratique allemande et les difficiles retrouvailles mutuelles d’un peuple longtemps séparé. D’un autre côté et en regard, le second poème offre, dans le négligé d’un fragment de nature préservé, une lumineuse efflorescence. Au-dessus des cultures, un paradis floral sauvage a échappé à l’ordonnance du cadastre. Invisible depuis la ville, il se situe sur l’autre face de la colline des martyrs, en ses hauteurs buissonneuses et abandonnées, à quelques kilomètres à peine de l’appartement du poète. Celui-ci peut alors oser l’expression neuve en allemand de « physionomie du paysage ». Sous les pas du marcheur, le paysage renoue avec le sens et la beauté.


  1. La citation est un hommage à Peter Rühmkorf, chez qui la formule physique de la chute des corps « v = g x t » (la vitesse est égale à l’accélération due à la gravité multipliée par le temps de la chute) occupe un vers entier, à la fin de la deuxième strophe du poème « Sanfte Dämmerung, und mit herabgelassener Hose/Doux crépuscule, le pantalon baissé ». Le poème, repris en 1956 dans le recueil Heiße Lyrik/Poèmes brûlants, évoquait la chute dans l’herbe et l’abandon au plaisir.
  2. La Laie est le ruisseau qui traverse Klipphausen, hameau natal du poète. Les crues de ce modeste cours d’eau pouvaient causer des ravages.
  3. Au domaine seigneurial, survivance de temps anciens, les employés étaient pour une part payés en pommes de terre ou en blé.
  4. Le poète invente un nom de village aux consonances celtes. Les villages abandonnés, pour cause de sécheresse ou de trop faible rentabilité agricole, ne sont pas rares en Saxe et en Thuringe.
  5. L’expression n’est pas proprement de Pythagore. Kirsten suit un traité de la fin du XVIIIe siècle qui l’attribue à Pythagore. Dans cette vision, la substance de l’âme serait mobile et mathématique.
  6. Sorte de chardon, encore appelé « chardon-Roland ».

Présentation et traduction de Stéphane Michaud

À la Une du n° 41